Le film d’Etienne Huver.
Etienne Huver n’est pas un nouveau venu dans ce contexte.
Il a compris très tôt l’importance de WikiLeaks, la nouveauté de WikiLeaks. C’est dans son travail de journaliste qu’il a eu l’occasion de rencontrer Assange alors qu’il vivait à l’ambassade d’Équateur et il a fait plusieurs films sur cette affaire. Pendant les 5 années de notre lutte pour la libération d’Assange, nous avons, à plusieurs reprises, projetés certains de ses films.(1) La dernière fois, il s’agissait d’un film sur l’espionnage dont Assange a été victime à l’ambassade d’Équateur. Un sujet dont on reparle justement en ce moment, le procès à l’encontre de l’agence de sécurité UC Global et de son directeur David Moralès n’étant pas encore terminé. (2)
A travers ce nouveau film, il veut faire une sorte de bilan de l’affaire, de l’apport de WikiLeaks, de la volonté d’Assange d’aller jusqu’au bout malgré les problèmes rencontrés. Prendre un peu de recul.
L’idée du film est née avant la libération d’Assange et celle-ci en a, sans doute, quelque peu changé la conception.
Le film commence à Strasbourg, au Conseil de l’Europe (3) où, en octobre 2024, Assange a fait sa première apparition publique après sa libération (juin 2024). Lieu de la première rencontre entre Assange et Correa et de retrouvailles avec quelques autres soutiens.
Lieu aussi où Assange a fait devant la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) (4) un discours dans lequel il dit qu’il faut être clair, que s’il a été libéré, ce n’est pas parce que le système fonctionne, mais parce qu’il a accepté de plaider coupable de journalisme.
Reprise en début de film, cette affirmation est celle qui nous a donné une direction pour la suite de notre travail de lutte pour le droit à l’information : dénoncer l’attaque d’un journaliste pour espionnage, faire reconnaître la nécessité de protéger les journalistes contre ce type de criminalisation de leur travail si nous voulons être réellement informés.
Le film ne se construit pas seulement de façon chronologique mais s’axe aussi sur des lieux importants pour la vie d’Assange et notamment de sa jeunesse australienne. Les images de cette jeunesse nous font rencontrer un homme extrêmement intelligent, on l’a souvent dit un génie de l’informatique, qui plonge pourtant ses racines dans la découverte de la nature, dans le contact avec la nature. On ne peut s’empêcher de penser à ses retrouvailles actuelles avec l’Australie et sa nature qu’il fait découvrir à ses deux fils.
Les scènes tournées en Australie, les rencontres avec des personnes qui ont connu Assange jeune sont très « nouvelles » et font bien comprendre ce qui l’a amené à créer WikiLeaks.
Le film souligne l’importance des documents divulgués par WikiLeaks et notamment la vidéo « Collateral Murder » dont il présente des extraits.
Des interviews et des rencontres.
Le réalisateur est parti vers cet autre lieu important dans la vie d’Assange, l’Islande (siège de WikiLeaks), et y a interrogé une personne qui a travaillé sur la vidéo « Collateral Murder », Birgitta Jónsdóttir.
Pour mieux connaître WikiLeaks, le réalisateur nous fait également rencontrer, en Italie, Stefania Maurizi (5) qui s’est intéressée rapidement à WikiLeaks parce qu’elle pensait que pour continuer un travail de journaliste utile et vrai, la protection des sources était un élément important. Elle a elle-même travaillé pour WikiLeaks et a soutenu Assange dès le début.
D’autres rencontres encore, avec l’avocat Aïtor Martinez, en Espagne, qui s’occupe maintenant de l’affaire UC Global et qui a été mis au courant de l’espionnage par un coup de téléphone anonyme lui révélant qu’il était lui-même espionné et suivi depuis des années.
L’interview importante d’un des employés de UC Global qui a accepté de témoigner anonymement à propos de l’espionnage à l’ambassade est un moment fort du film.
Mais le personnage le plus important du film est certainement Fidel Narvaez. C’est lui qui était consul au moment de l’arrivée d’Assange à l’Ambassade d’Équateur. Il avait fait la connaissance d’Assange en 2011 (pour la publication de documents que l’Équateur souhaitait rendre public) et a été l’artisan de l’entrée et de l’obtention de la protection d’Assange à l’ambassade. Il a, plus tard, joué des rôles très importants dont essayer d’obtenir un passeport pour Assange. Il a même (il l’a expliqué lors du débat qui a suivi le film) essayé de faire passer Assange de l’ambassade d’Équateur – devenu hostile depuis l’accession de Moreno au pouvoir en 2017- vers l’ambassade de Colombie, située dans le même bâtiment, une Colombie qui aurait pu devenir amicale si Petro avait été élu dès 2017. On sait que ce ne fut pas le cas.
Fidel Narvaez (6) est longuement interviewé (le réalisateur confie que c’est la plus longue interview qu’il ait faite). A Bruxelles, nous avons eu la chance de le découvrir comme invité surprise lors du débat.
C’est un homme extraordinaire. J’avais déjà remarqué lors d’autres interviews qu’il est capable de répondre avec précision à une question, de ne pas se perdre dans des détails et de recentrer son intervention sur le contenu politique principal. Par exemple, à propos d’Assange, il recentre toujours le débat sur le journalisme, l’importance de faire connaître des faits. Il rappelle que l’attaque contre Assange et contre d’autres journalistes détourne l’attention du fait que les criminels de guerre eux n’ont toujours pas été punis, ni même inquiétés. En quelques mots, il montre que l’asile politique de l’Équateur pour Assange est historique parce qu’il veut protéger le droit à l’information et que c’est aussi un acte de résistance du pays aux États-Unis.
Quelques éléments critiques
On doit cependant regretter l’absence de certains témoins dans ce film.
Par exemple, l’ex-députée islandaise, Birgitta Jónsdóttir, est une des seules à parler de WikiLeaks. Son avis est tranché, elle pense qu’Assange s’est trop mis en avant et s’est retrouvé isolé. Ce n’est personnellement pas ce que j’avais ressenti ayant entendu, à d’autres occasions, Kristinn Hranfsson ou Joseph Farrell, eux qui ont continué de faire confiance à Assange et se sont battus tout au long des années de privation de liberté. On leur doit notamment cette fantastique tournée en Amérique latine en 2023 d’où ils ont ramené le soutien de 9 pays faisant à l’époque de l’Amérique latine « un continent de soutien » à Julian Assange.
A certains moments, pendant la projection, je me suis sentie ramenée dans les années passées de la lutte, celles qu’on pensait dernière nous après la libération, celles pendant lesquelles il fallait expliquer qu’il n’avait pas travaillé pour les Russes, ni avec eux, ni fait élire Trump ou encore revenir sur les accusations de viol portées contre lui en Suède. La même députée islandaise par exemple reparle de cette question, laissant de nouveau le doute s’installer. A ce moment du film, la parole est aussi donnée à Ana Ardin (une des deux jeunes femmes ayant porté les accusations). Se retrouver devant ces questions fait regretter que le film ne fasse pas alors mention par exemple de Lisa Longstaff de l’organisation britannique « Women against rape », une organisation de lutte contre le viol qui dès le début a condamné l’utilisation de prétendues infractions sexuelles pour faciliter l’extradition d’Assange vers les États-Unis via la Suède. L’organisation a souligné les risques de telles accusations qui pourraient, de plus, nuire à toutes les femmes victimes de viols.(7) Aujourd’hui, nous avons pour comprendre et discuter ce point, des livres très importants comme celui de Nils Melzer, le rapporteur spécial de l’ONU contre la torture dont l’évocation aurait permis de rééquilibrer le sujet.(8)
Bien sûr, c’est le choix du réalisateur, ou ses possibilités de travail, mais ces éléments éloignent de ce qui fait l’importance de l’affaire Assange, les droits et les devoirs des journalistes, notre droit d’être informés.
Comment continuer ?
Notre travail n’est certes pas terminé. Assange a plaidé coupable et ce fait nous amène à redire que le journalisme n’est pas un crime, qu’Assange aurait dû être protégé par le 1er Amendement et qu’aucun journaliste, ni d’ailleurs aucun lanceur d’alerte, n’aurait dû et ne devrait plus être poursuivi en vertu de l’Espionage Act. Lors de la signature du plaidoyer, Assange a souligné qu’il existait entre le 1er Amendement et l’Espionage Act une contradiction qu’il faudra résoudre. Des militants s’y attaquent déjà et nous les soutenons (9).
Mais depuis la libération d’Assange, des actes plus graves encore ont été commis contre le journalisme. A Gaza, l’armée israélienne a tué de façon ciblée un nombre de journalistes palestiniens qui dépasse celui des journalistes assassinés dans les guerres précédentes depuis la première guerre mondiale.
Comme les journalistes internationaux sont interdits d’entrée à Gaza (sauf des journalistes embarqués), il n’y a que les journalistes palestiniens pour faire passer de l’information vers le monde extérieur. Raison pour laquelle ils deviennent les cibles de l’armée israélienne.
Les défendre, expliquer cette situation, rendre hommage à celles et ceux qui ont donné leur vie a été, durant ces derniers mois, la tâche du comité Free.Assange.Belgium.
Dans cette salle comble du Théâtre National à Bruxelles, nous avons perçu deux signaux forts : l’affaire Assange comporte encore des zones controversées mais surtout elle intéresse encore et c’est important.
Si elle intéresse c’est qu’elle touche à ce qui est un pilier de la démocratie : l’information.
Le journalisme n’est pas un crime mais faire taire des journalistes pour protéger des crimes en est un contre lequel nous n’allons pas cesser de nous battre.
Marie France Deprez
1) Quelques films d’Etienne Huver
– Assange, l’homme traqué (2019) – Grande Bretagne, global Assange (2020) – Julian Assange, Chronique d’une extradition annoncée (2021) – Assange l’homme à faire taire (2025)
2) Affaire UC Global
Entre 2015 et 2018, la société espagnole Undercover Global, appartenant à David Moralès, ancien officier, supervisait la sécurité de l’ambassade d’Équateur à Londres.
En 2016, Moralès et les autorités américaines ont établi des contacts pour la transmission d’informations à propos de Julian Assange.
Moralès devrait bientôt comparaître devant les tribunaux espagnols pour ces faits. Assange devrait être appelé à témoigner.
En ce mois d’octobre, les avocats d’Assange ont suggéré une peine de 20 ans de réclusion pour David Moralès, accusé de découverte et divulgation de secrets, corruption, blanchiment d’argent et possession illégale d’armes.
3) Le Conseil de l’Europe est un des lieux politiques où l’affaire Assange a peut-être été le plus sérieusement examinée. Dès 2020, il y a eu des prises de position contre l’extradition. https://www.legrandsoir.info/l-assemblee-parlementaire-du-conseil-de-l-europe-demande-la-liberation-rapide-d-assange.html Soulignons le travail de Laura Castel, Jeremy Corbijn, Paul Gavan, Andrej Hunko, Gianni Marilotti,Thórhildur Sunna Ævarsdóttir …
4) Cela faisait très longtemps que Julian Assange n’avait pas pu s’exprimer en public, la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), lui a donné cette possibilité en l’accueillant lors d’une séance officielle le 1er octobre au Palais de l’Europe.
Cette séance faisait suite à la publication du rapport d’enquête de l’APCE sur l’affaire Assange, rédigé par la députée islandaise Thórhildur Sunna Ævarsdóttir commencer avant la libération d’Assange.
5) Stefania Maurizi
« L’Affaire WikiLeaks : Médias indépendants, censure et crimes d’État », publié aux @EditionsAgone
6) Une interview de Fidel Narvaez en octobre 2019 (6 mois après l’arrestation d’Assange et son incarcération à Belmarsh) https://jacobin.com/2019/10/julian-assange-fidel-narvaez-ecuador-moreno
7) Women against rape, lettre du 10 janvier 21 https://womenagainstrape.net/the-demonisation-of-assange-paves-the-way-for-more-rape-and-murder-by-the-state/
8) Nils Melzer « L’Affaire Assange, Histoire d’une persécution politique » aux éditions Critiques.
9) L’Espionage Act : Cette loi date de 1917, elle a commencé à être utilisée contre les lanceurs d’alerte en 1971. C’était alors contre Daniel Ellsberg. Cette fois-là, cela a échoué mais depuis de nombreux lanceurs d’alerte ont été condamnés en vertu de cette loi. Chelsea Manning par exemple. Julian Assange est le premier journaliste contre lequel elle a été utilisée. Il doit rester le seul et sa condamnation devrait être révisée. Rappelons cependant qu’il n’a pas le droit de faire appel de sa condamnation, il appartient donc aux militants de faire connaître la réalité de cette accusation. https://www.thenation.com/article/world/espionage-reform-press-freedom-whistleblowers/