Dans un contexte de guerre prolongée en Ukraine et de tensions budgétaires croissantes au sein de l’Union européenne (UE), la question des actifs souverains russes immobilisés – estimés à environ 200 milliards d’euros au total – continue de diviser les dirigeants européens. Hébergés en grande partie par Euroclear, le dépositaire central belge, ces fonds représentent à la fois une arme diplomatique et une bombe à retardement financière. L’intervention récente du ministre belge des Finances, Vincent Van Peteghem, lors d’une conférence en 2024, avait déjà mis en lumière les risques légaux et systémiques d’une telle mesure. Mais au 31 octobre 2025, alors que l’UE reporte sa décision à décembre, ce dossier révèle les fragilités structurelles de l’euro : une monnaie sans ancrage physique, reposant sur la confiance et des mécanismes opaques de collatéral papier. Cet article explore le contexte, les débats actuels, les implications pour Euroclear, l’UE et l’euro, et les perspectives futures.
Des actifs « intouchables » au cœur du conflit
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, l’Occident a immobilisé des actifs de la Banque centrale russe (CBR) à hauteur de 300 milliards de dollars dans le monde entier. Sur ce total, environ 200 milliards d’euros sont détenus en Europe, dont 185 milliards chez Euroclear à Bruxelles – un chiffre qui s’est presque entièrement converti en cash déposé à la Banque centrale européenne (BCE). Ces fonds, composés initialement d’obligations et de titres, génèrent des « windfall profits » (profits inattendus, situation d’aubaine) taxés en Belgique et déjà utilisés pour une aide bilatérale à Kiev, totalisant plusieurs milliards depuis 2024.
Historiquement, les actifs souverains immobilisés sont considérés comme intouchables, même en temps de guerre – une pratique remontant à l’invasion irakienne du Koweït en 1990, où les fonds ont servi à la reconstruction post-conflit via un traité de paix. L’Europe suit cette philosophie : attendre un accord de paix pour décider de leur sort. Mais face à un effort de reconstruction ukrainien estimé à 400 milliards d’euros, et avec un soutien américain incertain sous une possible administration Trump 2.0, l’UE envisage une utilisation inédite :
transformer ces actifs en garantie pour un prêt massif à l’Ukraine, sans confiscation formelle.
Le débat actuel : report à décembre et pressions internes
Au sommet européen du 23 octobre 2025, les 27 chefs d’État et de gouvernement ont réaffirmé leur engagement financier envers l’Ukraine – via un nouveau paquet d’aide – mais ont reporté toute décision sur les actifs russes à décembre. Le texte adopté insiste : « Les actifs russes doivent rester immobilisés jusqu’à ce que la Russie cesse son agression et compense les dommages causés ». Parallèlement, le 19e paquet de sanctions contre la Russie a été adopté, ciblant l’énergie, les banques tierces et les crypto-providers, mais sans toucher au cœur du dossier des actifs.
Ce report reflète les divisions internes : la Hongrie et la Slovaquie bloquent souvent l’unanimité, tandis que la Belgique, hôte d’Euroclear, plaide pour la prudence. La Commission européenne, sous Ursula von der Leyen, explore un « plan de prêt » de 140 milliards d’euros, où l’UE signerait un contrat avec Euroclear pour utiliser les fonds comme backstop, sans les confisquer directement. Christine Lagarde, présidente de la BCE, a récemment réitéré l’importance d’une approche « commune et légale » pour éviter d’endommager la crédibilité de l’euro : « Une mesure contestable en droit découragerait les investisseurs de détenir des actifs en euros ». Lors d’un échange avec Volodymyr Zelenskyy le 10 octobre, elle a discuté d’un « usage équitable » de ces fonds pour la défense et la reconstruction ukrainiennes.
Les arguments de Vincent Van Peteghem : une voix de la raison Belge ?
Déjà en 2024, Vincent Van Peteghem avait alerté sur les « eaux inexplorées » d’une telle opération lors d’une intervention publique, qualifiant les actifs d’« ambassade intouchable » même pendant la Seconde Guerre mondiale. Il distinguait clairement les actifs gelés (privés, comme ceux des oligarques) des immobilisés souverains, et comparait le plan à « manger la poule aux œufs d’or » : les profits (œufs) servent déjà l’Ukraine, mais toucher le principal (la poule) change la donne légale.
Lors d’un réunion ECOFIN, Lagard a confirmé les trois « problèmes réels » que représentent ce projet d’opération. Tout d’abord la légalité de l’opération, en effet, il n’y a pas de base claire dans les traités et le risque de litiges massifs existe (la Russie promet des « contre-mesures éternelles », comme des saisies d’actifs occidentaux en Russie). Ensuite viennent les garanties. Si la Russie réclame les fonds (via un traité de paix), qui paie 140 milliards en une semaine ? Les États membres doivent signer, mais la solidarité fait défaut – la Belgique, par exemple, n’a pas les « poches pleines ». Enfin, il y a un risque d’image de perception internationale. L’Europe ne doit pas agir seule, devrait impliquer les USA, le Japon (50 milliards immobilisés) ou le Royaume-Uni pour une légitimité globale.
Ces arguments résonnent encore en 2025 : la Belgique pousse pour des « protections solides » afin de préserver les «ratings (évaluation) d’Euroclear et du pays.
Conséquences pour Euroclear : une menace sur le « cœur » du système financier européen
Euroclear, qui gère 40 000 milliards d’euros d’actifs mondiaux, est au centre de la tempête. Fin 2025, ses actifs russes pèsent 194 milliards sur un bilan de 229 milliards, générant une croissance record en Q3 (revenus sous-jacents +7 % à 1,4 milliard d’euros). Mais, une utilisation forcée briserait la confiance : « Si l’Europe touche aux fonds russes, pourquoi pas aux miens ? », s’inquiètent les clients (Chine, fonds souverains arabes). Il y aurait donc un risque de fuites massives vers Singapour ou Dubaï, érodant les frais de garde (milliards pour la Belgique).
Fitch Ratings avertit : sans protections, les ratings d’Euroclear et de la Belgique chuteraient, amplifiant les chocs systémiques comme en 2008. La Russie pourrait même cibler les actionnaires ou clients d’Euroclear via des tribunaux alliés, transformant un outil de sanctions en vulnérabilité.
Implications pour l’UE et l’Euro : l’absence de contrepartie physique comme talisman fragile
L’euro, monnaie fiat sans réserves d’or collectives (contrairement aux stocks nationaux, comme les 3 300 tonnes allemandes), repose sur la confiance en la BCE et le rule of law. Utiliser les actifs russes – via des prêts garantis par du « collatéral papier » (dérivés, obligations) – expose cette fragilité. Comme pour les contrats vaccinaux Pfizer (plusieurs milliards d’euros d’avances asymétriques favorisant l’industrie pharma), l’UE excelle dans les mécanismes structurés qui multiplient les engagements sans actifs tangibles. Ici, un prêt de 140 milliards sans garantie concret pourrait déclencher une panique avec une chute de l’euro sous 0,90 dollar, une inflation importée (énergie), et des spreads obligataires explosifs (Italie, Grèce).
Pour l’UE, c’est un test de solidarité : : petits États comme la Belgique risquent gros, tandis que les grands hésitent. Géopolitiquement, cela alimente les narratifs BRICS sur un « Occident voleur », accélérant la dédollarisation. Lagarde l’avertit : une action unilatérale minerait l’euro comme « safe haven » (valeur refuge) . Pire, en cas de défaut ukrainien (possiblement liée à une guerre prolongée), des litiges à 360 milliards (principal + dommages) pourraient forcer la BCE à monétiser, ravivant l’inflation et les populismes pré-électoraux 2026.
Au-delà des enjeux économiques, ce dossier met en lumière des fractures plus profondes au sein de l’UE. Les États membres affichent des stratégies divergentes : la Belgique bloque fermement toute utilisation risquée des actifs en raison de sa position d’hébergeur, craignant des litiges et une perte de confiance internationale. Les pays nordiques, comme la Suède et le Danemark, rejettent l’idée d’une dette commune européenne pour financer l’Ukraine, insistant sur une utilisation des fonds russes mais sans endettement partagé. De leur côté, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne s’opposent à une confiscation directe, par peur d’effrayer les investisseurs étrangers et de miner les négociations sur un règlement ukrainien. Ces divergences, exacerbées par le veto potentiel de la Hongrie, illustrent une UE fragmentée, où les intérêts nationaux priment souvent sur l’unité supranationale.
Parallèlement, les populations européennes ne semblent pas alignées sur les objectifs ambitieux avancés par Ursula von der Leyen et la Commission, qui poussent pour un engagement accru en Ukraine et une défense européenne renforcée. Les sondages montrent que les Français veulent une résolution rapide du conflit et une limite voir un arrêt des soutiens à l’Ukraine. La fatigue se fait jour avec le manque de transparence et l’absence de vote au Parlement français sur les aides à l’Ukraine. D’après des sondage, entre un tiers et la moitié des citoyens estiment que leurs gouvernements en ont « trop fait » pour les réfugiés ukrainiens, et le soutien à von der Leyen est de plus en plus mitigé, avec des critiques croissantes sur sa gestion unilatérale des dossiers étrangers, comme l’aide à Gaza ou les vaccins COVID (79% dénoncent la corruption dans l’UE et 49% soupçonnent von der Leyen d’abus de pouvoir ou de corruption).

Sur les réseaux sociaux, les voix discordantes se multiplient : accusations de « tyrannie » contre von der Leyen, qui serait prête à « piller les épargnes privées » pour financer la guerre, ou de « grift massif » via des obligations européennes. Ces sentiments, amplifiés par des partis populistes, soulignent un décalage entre l’élite bruxelloise et une opinion publique lassée par l’inflation et les priorités nationales. Et seuls 15% des Français soutiennent un projet d’Europe fédérale.

Si des garanties étatiques devaient être offertes – obligeant chaque membre à signer pour un limite de 140 milliards en cas de litige russe – une question essentielle de légitimité démocratique se pose. Ces engagements, relevant de compétences souveraines, pourraient contourner les parlements nationaux, exposant les dirigeants à des risques politiques majeurs : pertes de soutien électoral, enquêtes pour abus de pouvoir, ou même motions de censure dans des pays comme la France ou l’Italie.
Dans un contexte de montée des extrêmes, imposer une telle solidarité sans débat public risque de cristalliser le narratif d’une « UE technocratique » déconnectée, affaiblissant davantage la cohésion européenne.
Perspectives : vers une solution collective ou une nouvelle crise ?
La Commission qualifie l’usage des actifs de « principale, mais non unique » option pour financer l’Ukraine. Des alternatives existent comme l’augmentation des budgets nationaux, l’implication du FMI, ou un G7 élargi. Si décembre accouche d’un accord légal et partagé avec les USA et le Japon, cela pourrait renforcer l’euro comme outil géopolitique. Mais les divisions internes et le scepticisme public compliquent le tableau : sans consensus sur les garanties, von der Leyen pourrait recourir à des pressions bilatérales, au risque d’accroître les tensions démocratiques. Comme l’écrit le New York Times, l’Europe risque la « paralysie » : une chute non par manque d’argent, mais par érosion de confiance et de légitimité.
En somme, le dossier des actifs russes n’est pas qu’une question d’aide à Kiev ; c’est un miroir des limites européennes. Van Peteghem l’avait prédit : sans solutions aux trois problèmes, l’Europe court à sa perte.
Reste à voir si décembre 2025 marquera un tournant… ou un effondrement.