Deux récentes autobiographies éclairent les mutations du champ culturel des quarante dernières années. François Barré, né en 1939, a dirigé l’Établissement public du parc de la Villette de 1981 à 1985, présidé le Centre Pompidou de 1993 à 1996, et pris la direction de l’architecture et du patrimoine au ministère de la culture de 1996 à 2000. De l’autre côté du spectre, Hans Ulrich Obrist, né en 1968, représente aujourd’hui l’idéal type du commissaire, fort de ses trois cents expositions et entretiens avec des figures du monde de l’art contemporain. Soit deux expériences asymétriques dans ce curieux domaine : la diffusion de la culture.

Barré retrace son action dans la politique culturelle d’État, commencée sous Georges Pompidou au Centre de création industrielle (CCI), et poursuivie jusqu’aux différents ministères Lang (1). Énarque socialisant et lecteur du marxiste Henri Lefebvre, il se révèle soucieux d’expérimentation sociale. Chez lui, une dominante, l’architecture, et un objectif : faire des infrastructures la base de projets culturels. Il s’inscrit dans des stratégies étatiques de long cours où l’usage public, l’accès à tous et le décloisonnement disciplinaire sont au centre. Un parfum d’utopie flotte dans son livre, la sensation d’un âge d’or où la culture pouvait être une ambition politique partagée, quoi que l’on pense du Centre Pompidou et de la Grande Halle de la Villette, projets auxquels Barré prit part.

Loin de l’État, Obrist se dépeint en self-made-man qui fit son métier d’une obsession pour les artistes vivants, qu’il s’employa à rencontrer dès son adolescence, enchaînant visites d’ateliers et discussions informelles (2). Sans moyens, le jeune Suisse monte à 23 ans, en 1991, une première exposition, devenue légendaire, dans sa cuisine, grâce à la confiance de Christian Boltanski et Annette Messager, avec lesquels il avait réussi à prendre contact. Grâce à eux, il comprend qu’« un artiste post-Duchamp utilise l’exposition comme un médium » pour tenir un propos sur le monde. Un artiste sans œuvre, tel est le curator (ou « curateur »), ce commissaire d’exposition à égale distance du conservateur, qui restitue scientifiquement des enjeux esthétiques, et du galeriste, qui découvre de nouveaux talents. Il fait de l’exposition un événement qui articule œuvres, discours et performances pour mettre en lumière une question contemporaine. Obrist n’invente rien, mais il perfectionne la pratique en la théorisant dans plusieurs ouvrages, dont celui-ci. Ce faisant, il modèle son personnage de curateur star, à la fois agent révélateur et créateur du Zeitgeist — l’« esprit du temps ». Tacticien, doté d’un réseau international et d’un solide sens publicitaire, il doit être au courant des tendances théoriques comme esthétiques. Dans cette conception avant-gardiste et touche-à-tout, jamais loin des effets de mode, le grand public reste le grand absent.
Ces deux trajectoires à première vue opposées peuvent parfois se croiser. Obrist fut conservateur au Musée d’art moderne de Paris dès 1993. Barré démissionne de la fonction publique en 1976, est conseiller architectural pour le président de la régie Renault de 1977 à 1981, et conseille M. François Pinault pour un projet culturel (avorté) sur l’île Seguin. Aujourd’hui, Obrist conseille la milliardaire Maja Hoffmann pour le Luma Arles (achevé), ce « campus créatif » dédié à l’art contemporain. Derrière ces deux parcours se profile l’histoire de la décrue des politiques culturelles publiques, parallèle à la montée en puissance de l’initiative privée, attirant à elle indifféremment administrateurs d’État et esthètes indépendants.