Une seule solution, la résolution !, par Suzy Gaidoz & Pierre Rimbert (Le Monde diplomatique, décembre 2025)


Il est des outils tellement essentiels que l’on se demande après les avoir pris en main pourquoi diable ils n’étaient pas disponibles plus tôt. Tel pourrait bien être le cas de Résolutions !, ce navigateur développé par Le Monde diplomatique pour analyser et mettre en perspective les votes des États au sein des deux principaux organes des Nations unies, l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité. En libre accès sur notre site Internet (1), il propose de répondre graphiquement à la question « qui vote pour quoi et avec qui ? », avec une profondeur historique de huit décennies. Il devient ainsi possible en quelques clics de comparer, par exemple, les positionnements diplomatiques de la Chine et des États-Unis, de projeter géographiquement la répartition des votes, d’isoler les résolutions consacrées au conflit israélo-palestinien ou encore de corréler les suffrages des États à leur appartenance à des alliances militaires, diplomatiques ou commerciales.

Fondée lors de la conférence de San Francisco, en juin 1945, pour « maintenir la paix et la sécurité internationales », l’Organisation des Nations unies (ONU) est le témoin, l’arbitre et l’acteur — parfois efficace, souvent impuissant — de l’histoire contemporaine : guerre froide, décolonisation, mondialisation commerciale, financière et numérique, essor des pays du Sud. Au cœur de son siège new-yorkais inauguré en 1951, la tribune de la majestueuse salle plénière demeure la grande scène d’un théâtre diplomatique mondial dont les acteurs se multiplient : 51 en 1945, 193 aujourd’hui. Le coudoiement des oppresseurs et des opprimés, des suzerains et des vassaux, électrise d’autant plus les séances de l’Assemblée générale que le principe d’égalité souveraine des membres qui fonde l’institution donne à chacun les mêmes droits. On n’y compte plus les moments d’anthologie : le premier secrétaire du Parti communiste de l’URSS tambourinant sur son pupitre en 1960 ; Patrice Lumumba dressant un réquisitoire contre l’impérialisme belge la même année ; Yasser Arafat paraissant avec son pistolet et son rameau d’olivier en 1974 ; Nelson Mandela prononçant son premier discours en tant que président de l’Afrique du Sud en 1994 ; ou encore M. Donald Trump lancé cette année en roue libre contre un escalier mécanique en panne.

C’est pourtant dans les coulisses, lors des conciliabules où les diplomates pèsent au trébuchet les mots de l’ordre international, que se joue l’essentiel. En quatre-vingts ans, l’Assemblée générale a ainsi produit plus de vingt mille résolutions et décisions, le Conseil de sécurité un peu moins de trois mille. L’Assemblée adopte une majorité de ses textes par consensus, et donc sans vote formel, contrairement au Conseil, où tous les textes sont soumis au suffrage. Les résultats des scrutins tenus au sein de ces deux organes offrent une image assez nette des grands courants diplomatiques, des rapports de forces internationaux et de leurs transformations.

Mais comment naviguer dans cet océan de délibérations ? La tâche était jusqu’à maintenant ardue. Entreprise en 1998 par la Bibliothèque Dag-Hammarskjöld — du nom du secrétaire général de l’ONU tué en 1961 dans le cadre d’une mission concernant le Congo —, la numérisation des millions de documents produits par l’institution a seulement franchi la barre du premier tiers. La librairie numérique des Nations unies dispose d’excellents outils de recherche et donne libre accès à ses bases de données, qu’exploitent de nombreuses universités.

Hélas, cette mine d’information ne demeure que partiellement exploitable tant qu’elle n’est pas restructurée dans une perspective historique. En effet, la numérisation brute des documents ignore qu’un même État peut changer de nom (la République du Dahomey devient la République populaire du Bénin en 1975), qu’un même nom peut se référer à deux États (République fédérale socialiste de Yougoslavie, dont le siège s’éteint en 1992, et République fédérale de Yougoslavie, qui rejoint les Nations unies en novembre 2000 avec les mêmes identifiants pour l’enregistrement des votes — YUG) ou que deux États peuvent occuper successivement le même siège (celui de la Fédération de Russie continue celui de l’URSS).

Rien ne paraît plus objectif ni plus fiable qu’une base de données : l’ordre rassurant des lignes et des colonnes cache d’autant plus facilement les biais que nul ou presque ne se risque à tout vérifier. Et pourtant, rien n’est plus trompeur. Pour construire les grands tableaux qui forment l’infrastructure de ce navigateur, il a fallu réintroduire un élément inconnu des traitements automatiques : le contexte politique. Faute de quoi, par exemple, une expérience comme celle de l’union de l’Égypte et de la Syrie au sein de la République arabe unie en septembre 1958 se serait perdue dans le chaos des identifiants (celui de l’Égypte, EGY, continue d’être utilisé, mais avec le nom République arabe unie jusqu’au 28 septembre 1961, date à laquelle celui de la Syrie se réactive, cependant que l’Égypte garde le nom de République arabe unie jusqu’en décembre 1970).

Nous avons enfin réindexé la plupart des résolutions. Les intitulés parfois vagues et l’intermittence de la pratique des résumés dans les premières décennies opposent là aussi une résistance farouche au référencement automatique. L’intelligence artificielle ne parvient pas encore à déterminer qu’une résolution du 25 avril 1988 intitulée par l’administration onusienne « Plainte de la Tunisie » est formulée contre Israël pour l’assassinat sur son territoire du cofondateur du parti palestinien Fatah.

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Répartition des votes de la résolution du 10 mai 2024 à propos de l’admission de l’État de Palestine aux Nations unies (figurés en vert, les États qui ont voté oui ; en rouge, ceux qui ont dit non ; en orange, les abstentionnistes).

Produit de ce travail de bénédictin, le navigateur propose quatre fonctions principales. D’abord, un moteur de recherche de résolutions qui propose un tri par États, sujets, dates, organes, événements. Le résultat s’affiche sur une frise chronologique accompagnée d’une série de repères historiques ainsi que d’une sélection d’articles parus dans Le Monde diplomatique. Il suffit de cliquer sur n’importe quelle résolution ayant fait l’objet d’un vote pour obtenir à la fois la répartition des suffrages et leur projection géographique.

Le cartogramme suit le principe d’égalité des membres : les États-Unis y occupent la même surface que Cuba.

Quand Israël piétine l’ONU

Notre navigateur dispose également d’un comparateur de prises de position. Sitôt les pays sélectionnés, une infographie aligne l’intégralité de leurs votes sur un axe temporel, et identifie ainsi par contraste des similarités ou oppositions, constantes ou occasionnelles, signes de formations ou de retournements d’alliances. Qui vote pour quoi et avec qui — très bien. Mais la question se pose alors du pourquoi.

À défaut de fournir la réponse, notre outil ouvre des pistes puisqu’il permet de croiser les données de vote avec les affiliations des États étudiés à diverses institutions, comme l’Alliance atlantique, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le groupe des pays non alignés, etc.

Le développement de ce navigateur se poursuit, et la version mise en ligne appelle des améliorations que les lecteurs exigeants de notre mensuel ne manqueront pas de suggérer. En attendant, un filtre spécial propose déjà quelques résultats de recherches spécifiques effectuées par la rédaction du Monde diplomatique. À ce jour, la plus spectaculaire de ces « pépites » porte sur le nombre de résolutions de l’ONU non respectées par Israël : non pas quelques dizaines ou centaines, comme on le lit parfois, mais… 1 201.



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