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par Amal Djebbar
On me vole mon temps. On me le siphonne doucement, comme on vide une baignoire sans bruit pour que personne ne s’en aperçoive. On me le grignote, on me l’aspire, on me le dépèce à coups de clics, de mots de passe à renouveler tous les trois mois et de formulaires interminables qui jurent, la main sur le cœur numérique, ne prendre que «quelques minutes».
Depuis que le monde s’est mis à clignoter derrière des écrans, je ne trouve plus une minute pour moi. Pas une vraie. Pas une qui m’appartienne. Juste des fragments, coincés entre deux fenêtres pop-up et un message d’erreur.
Entre le foyer qui réclame, les plateformes, les identifiants, les codes temporaires envoyés trop tard ou jamais, et les administrations tentaculaires, mon temps n’est plus à moi. Il est en libre-service. Le peu qui me reste, je le passe à taper sur un clavier, à consigner l’absurdité d’un monde devenu fou, persuadé que «tout va plus vite» alors que tout nous ralentit, nous englue, nous digère.
Que mon temps soit pris par ma famille, je l’accepte. Mais ce que je ne supporte plus, c’est de faire le travail de tout le reste du monde.
Avant, on entrait dans une administration avec une pochette sous le bras. On donnait ses papiers. Un être humain, avec un prénom et parfois un soupir, faisait son métier. Aujourd’hui, il n’y a plus de bureau. Presque plus d’humain. Il y a un portail. Un portail qui s’ouvre rarement du premier coup. Et, c’est moi qui fais tout.
Imprimer. Scanner. Copier. Renommer. Téléverser. Attendre que la barre de chargement atteigne péniblement 98% avant de revenir à zéro par pure cruauté. Remplir des formulaires obscurs, dont les questions semblent écrites par quelqu’un qui n’a jamais rencontré un être vivant. Répondre à des questionnaires qui n’écoutent pas les réponses. Recommencer parce que «le document n’est pas conforme», sans jamais préciser à quoi.
Parfois, le dossier disparaît. Pouf. Avalé par le néant numérique. Aucune trace. Aucun historique. Aucun responsable. C’est à moi de prouver que je l’ai envoyé. De le reconstituer. De corriger des erreurs que je n’ai pas faites. De cocher à nouveau les cases, comme dans un jeu de l’oie dont on ne sort jamais. Bienvenue à la case départ. Souriez.
Je suis devenue une pieuvre multitâche, huit bras pour pallier l’absence des autres. Secrétaire, comptable, archiviste, technicienne informatique, standardiste, contrôleuse qualité. Tout ça gratuitement. Tout ça sous prétexte de modernité. On appelle ça l’autonomie de l’usager. Moi j’appelle ça une vaste blague.
Et pendant ce temps-là, le système se nourrit. Il avale mes données avec un appétit féroce. Il veut tout savoir. Mon adresse. Mon revenu. Mon statut. Mon historique. Mon avenir probable. Bientôt, mon tour de taille, mon indice de conformité et la couleur de mes chaussettes un jour de pleine lune. Des recensements intrusifs déguisés en démarches «simplifiées». Répondez honnêtement, c’est obligatoire.
L’informatique dévore tout. Mon temps, mon énergie, ma patience. Elle se remplit de moi pendant que je me vide. Elle promet l’efficacité et m’offre l’épuisement. Elle supprime, s’arrête, refuse, exige. Elle ne dort jamais. Moi, si. De moins en moins.
On appelle ça le progrès. Moi j’appelle ça du transfert de charge. Du travail déguisé. Du temps volé.
Et pendant que le système se félicite de sa dématérialisation, moi, je m’épuise à exister dans ses cases. Coincée. Connectée. Disponible. Toujours disponible. Même quand je ne le suis plus.
Je n’ai pas que ça à foutre.
J’ai une vie à vivre.
Et elle ne tient pas dans un formulaire en ligne.
