Deux de ces cinq personnes sont de bons amis à moi. Pendant de nombreuses années, ils ont été des militants du « Front de gauche » russe. Dmitri Tchouviline était député du parlement régional du Bachkortostan, une république autonome russe qui arrive en tête des régions russes pour le nombre de morts à la guerre. Bien entendu, ils ne préparaient aucun soulèvement armé. Mais ils étaient effectivement des opposants cohérents et déterminés.
En 2022, Dmitri s’est exprimé ouvertement contre la guerre déclenchée par Poutine. Les membres du cercle discutaient du « début d’une nouvelle guerre impérialiste » et des troubles à venir. Un mois plus tard, ils ont été arrêtés. Lors des perquisitions, les policiers ont battu les personnes interpellées, maltraité leurs animaux domestiques et les ont menacées de mort. Pendant les interrogatoires, on leur mettait un sac noir sur la tête, on les frappait à la tête et on leur disait qu’on les « liquiderait » s’ils ne répondaient pas « correctement ». En entendant le verdict, le plus âgé des membres du cercle, Iouri Efimov, 66 ans, a déclaré : « Je suis un homme vieux et malade, ne me torturez pas, fusillez-moi simplement ». Notre article.
Le tournant de la machine répressive
Au cours des quatre années de guerre, la machine répressive de l’État russe a radicalement changé. Pendant de longues décennies, la cible principale des répressions politiques était constituée par les dirigeants de l’opposition antipoutinienne pro-occidentale. Des politiciens, des hommes d’affaires, des responsables d’ONG, des journalistes et des militants étaient emprisonnés ou condamnés à des amendes afin de les contraindre à l’émigration. L’ampleur de cette violence augmentait lentement mais inexorablement. Si, dans les années 2000, il ne s’agissait que de quelques procès politiques par an, au début des années 2020 leur nombre atteignait déjà plusieurs centaines par an.
Parmi les victimes ne figuraient pas seulement des libéraux pro-occidentaux. Des musulmans, des militants de gauche et même certains nationalistes russes passaient sous le rouleau compresseur de la terreur d’État. Mais une règle tacite était respectée : la prison menaçait en cas d’action politique ou de prise de position publique. La majorité dépolitisée de la population restait hors du champ d’attention des forces de sécurité.
Au début de la guerre, les répressions se sont brutalement intensifiées. En un an, le nombre de condamnations prononcées au titre de 33 articles du Code pénal, le plus souvent utilisés pour poursuivre les dissidents, a augmenté de 50 %. Des personnes ont été condamnées à 7–10 ans de prison pour des autocollants antimilitaristes, des piquets de grève solitaires ou des publications sur les réseaux sociaux. Désormais, les victimes n’étaient plus seulement des dirigeants, mais aussi de simples sympathisants de l’opposition. Toutefois, ils provenaient encore majoritairement de la classe moyenne éduquée des grandes villes.
La résistance de cette couche sociale a été totalement écrasée à la mi-2023 : les uns se sont retrouvés en prison, les autres ont quitté le pays. De l’extérieur, on pouvait avoir l’impression que les répressions avaient ensuite diminué, comme si le système avait « digéré » les citoyens d’opposition et s’était apaisé.
Cette illusion était partagée même par la majorité des défenseurs des droits humains. En effet, ceux-ci suivent les répressions à travers des sources ouvertes, en collectant avant tout des informations auprès des victimes elles-mêmes et de leurs avocats. Avant la guerre, la publicité aidait souvent : l’attention des journalistes et des ONG pouvait adoucir les peines. Au cours des trois dernières années, la situation a changé : le système répond désormais à la publicité par une brutalité démonstrative. C’est pourquoi les victimes et les avocats tentent de dissimuler les informations, espérant des sanctions plus légères.
Les répressions ne sont pas devenues moins nombreuses — elles sont devenues moins visibles. Mais surtout, le profil social des victimes des répressions politiques a radicalement changé.
Pour aller plus loin : Entretien avec Alexey Sakhnin – « Mélenchon entend fonder le retour à la paix sur un principe simple : l’auto-détermination des peuples ! »
La classe ouvrière sous le coup
« Le FSB à Novorossiïsk a arrêté un ancien prêtre soupçonné de recruter des citoyens en vue de commettre des actes terroristes » — c’est avec ce genre de titres que les flux des médias russes sont aujourd’hui saturés. Ils apparaissent quotidiennement : « Les forces de sécurité ont arrêté dans un train à destination de Belgorod un saboteur originaire de la république de Komi ». Ces informations sont souvent accompagnées de vidéos montrant des hommes masqués se jetant sur une personne inconnue, la battant violemment, la plaquant face contre terre ou la menottant.
Aucune preuve de culpabilité n’est fournie, et ces personnes n’ont même pas eu le temps de commettre le moindre acte. Les journaux se contentent de reproduire les communiqués de la police secrète, qui se vante d’avoir « empêché » des actions dangereuses prétendument préparées par un énième serrurier anonyme, une institutrice ou un chômeur : « À Kalouga, un tribunal attend un habitant local de 38 ans qui photographiait du matériel militaire avant d’envoyer les clichés aux ennemis ».
Le tournant s’est produit à la mi-2024 : une nouvelle vague de répressions politiques a commencé, bien plus massive que la première, au début de la guerre. Au second semestre 2024, la hausse du nombre de condamnations au titre des 33 articles « politiques » a atteint près de 40 %, et au premier semestre 2025 encore 30 %. Leur nombre total a augmenté de 80 % sur un an et de 300 % par rapport à la période d’avant-guerre. En 2025, les tribunaux prononcent environ dix condamnations politiques par jour, et la croissance se poursuit très probablement.
Cette nouvelle vague de répressions a commencé de manière extrêmement brutale, ce qui ne peut indiquer qu’une seule chose : elle a été précédée d’une décision politique. En Russie, il s’écoule en moyenne 6 à 9 mois entre l’ouverture d’une affaire et le verdict. Cette décision a donc été prise à la fin de 2023 ou au début de 2024.
Elle a été précédée de deux événements politiques internes majeurs : la mutinerie de Prigojine (juin 2023) et les manifestations de masse au Bachkortostan en janvier 2024. Le régime a réussi à surmonter ces crises, mais il a dû faire une découverte désagréable : désormais, le mécontentement, et même la résistance, ne proviennent plus du milieu libéral des « habitants avancés des mégapoles », mais des couches sociales inférieures, du monde ouvrier, sur la loyauté duquel le pouvoir comptait depuis des décennies.
Le Kremlin et les dirigeants de son appareil répressif l’ont compris bien avant l’opposition libérale ou les responsables politiques occidentaux. Et ils ont répondu de la seule manière dont ils disposent. Ils ont déchaîné la terreur contre des pauvres désorganisés mais de plus en plus mécontents.
Désormais, le « crime » ne se limite plus à une action de rue ou à une publication sur les réseaux sociaux, mais inclut même une simple conversation dans le fumoir d’une usine ou un commentaire dans le chat d’un immeuble affirmant que les Ukrainiens ont le droit de résister. Des paroles prononcées dans une discussion privée sont considérées par les tribunaux comme une « préparation à la trahison de la patrie ». Une phrase lâchée sous le coup de la colère — « il faudrait les tuer » — à propos des dirigeants devient une « justification du terrorisme ». Les discussions mécontentes de voisins dans un garage se transforment en « création d’une communauté extrémiste ».
Comme à l’époque de Staline, on découvre soudain que les « ennemis du peuple » sont partout. Peut-être constituent-ils la majorité du peuple.
La gauche dans le viseur
Dès que le régime a compris que la menace provenait désormais des couches inférieures de la société, il a ajusté non seulement la cible sociale, mais aussi la cible « idéologique » de sa terreur. Autrefois, les répressions visaient principalement les libéraux pro-occidentaux. Aujourd’hui, ce sont les militants de gauche qui écopent des peines les plus sévères.
Malgré leur faiblesse organisationnelle et politique, ce sont précisément eux qui peuvent potentiellement devenir le porte-voix du mécontentement croissant de la classe ouvrière. Tout le monde est réprimé : anarchistes et antifascistes, fondateurs de syndicats étudiants, intellectuels comme le sociologue Boris Kagarlitski, militants syndicaux comme Anton Orlov.
Les marxistes d’Oufa se sont révélés être des victimes idéales : ils s’opposaient à la guerre sur des positions internationalistes dans une république nationale où des milliers de personnes ont péri dans la boucherie ukrainienne. La notoriété de Dmitri Tchouviline, élu député du parlement local sous l’étiquette du Parti communiste, a été considérée comme une « circonstance aggravante » et a même été mentionnée dans l’acte d’accusation.
Les répressions ont touché même ceux qui ont eu peur de condamner ouvertement la guerre. Par exemple, l’ancien dirigeant du Front de gauche, Sergueï Oudaltsov, qui avait adopté une position ambiguë au début de la guerre, a été arrêté pour « justification du terrorisme ». Selon le parquet, il aurait « justifié le terrorisme » en refusant de reconnaître comme criminels ses camarades d’Oufa, plus déterminés. Un loyalisme prudent ne l’a pas sauvé de la prison, car le pouvoir perçoit clairement la colère sociale croissante, en résonance avec les valeurs, l’histoire et les slogans de la gauche. « L’enquête assimile le marxisme au terrorisme », a déclaré Oudaltsov aux journalistes.
Les gouvernements européens investissent des milliards d’euros dans l’industrie militaire, et le commandant en chef français a déclaré que les Français devaient être prêts à « perdre leurs enfants » dans la lutte contre l’ennemi extérieur. Mais dans cette atmosphère militariste et paranoïaque, les autorités européennes déportent vers la Russie des déserteurs qui risquent, dans leur pays d’origine, la mort ou de longues années de prison. Ils semblent agir délibérément pour saper les possibilités de résistance intérieure, en poussant les Russes à se rallier autour de la dictature.
L’amère ironie réside dans le fait que le seul grand parti soutenant de manière cohérente la résistance russe à la guerre — La France insoumise — est cyniquement accusé de servir Poutine.
Comme cela s’est produit plus d’une fois dans l’histoire, les opposants de gauche à la guerre se retrouvent dans le viseur des « patriotes professionnels » simultanément des deux côtés du front.
Alexey Sakhnin