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par Mounir Kilani
Dans le conflit ukrainien, la paix n’est plus l’objectif mais le danger. Non pour les peuples qui en paient le prix, mais pour des élites occidentales enfermées dans un récit de victoire devenu impossible à tenir.
À mesure que la guerre s’éternise, toute paix réaliste apparaît comme un aveu d’échec que l’on préfère repousser, quitte à prolonger le conflit au-delà du raisonnable.
La paix devenue suspecte : réflexion sur le sens de la paix en temps de guerre
Dans le conflit ukrainien, la paix est devenue plus dangereuse que la guerre. Non pour les populations qui la subissent, mais pour des élites occidentales prisonnières d’un récit qu’elles ne peuvent plus démentir sans s’effondrer.
Il fut un temps où la paix constituait l’horizon naturel de toute guerre. Aujourd’hui, elle est devenue un objet suspect.
La simple évocation d’une négociation, d’un compromis ou d’une stabilisation est immédiatement interprétée comme une faiblesse morale, une capitulation stratégique, voire une trahison.
Dans le conflit ukrainien, cette inversion est frappante : plus la guerre dure, plus la paix semble inacceptable – non pour ceux qui la subissent, mais pour ceux qui la racontent.
Ce paradoxe mérite d’être interrogé, non pas à partir des émotions, mais à partir du réel : que signifie encore la paix en temps de guerre prolongée ? Et pourquoi semble-t-elle aujourd’hui plus dangereuse que la poursuite des combats ?
Quand la paix ne vaut plus que si elle ressemble à une victoire
Dans le discours occidental dominant, la paix n’est acceptable qu’à une condition : qu’elle prenne la forme d’une victoire claire, lisible, moralement satisfaisante. Toute autre issue est disqualifiée par avance.
La négociation devient une trahison, le compromis une faiblesse, la stabilisation une menace future.
Or, cette conception est historiquement fragile. Les grandes paix du XXe siècle – imparfaites, incomplètes, souvent injustes – n’ont presque jamais correspondu à des victoires morales pures.
Elles ont été le résultat de rapports de force, d’épuisement mutuel, de calculs froids, parfois cyniques. Elles ont mis fin aux combats sans réparer toutes les injustices. Pourtant, elles ont permis aux sociétés de respirer à nouveau.
L’histoire, justement, offre un laboratoire cruel pour évaluer ces paix imparfaites.
- Versailles et Trianon (1919-1920) mirent fin à la Grande Guerre en humiliant les perdants. Ils furent «fonctionnels» en stoppant l’hécatombe, mais en cultivant un ressentiment profond, ils préparèrent un conflit encore plus terrible.
- Yalta (1945), acte de Realpolitik par excellence, partagea l’Europe et instaura une paix terrifiante mais stable, évitant une guerre directe pour un demi-siècle.
- Dayton (1995) gela le conflit bosniaque sur une ligne ethnique. Il arrêta les massacres, au prix d’un État dysfonctionnel et d’une paix qui reste, trente ans après, sous perfusion internationale.
La leçon est double.
Premièrement, une paix imposée peut être préférable à une guerre prolongée, car elle sauve des vies immédiatement et permet une respiration sociale essentielle.
Mais deuxièmement, sa fonctionnalité a une durée de vie. Elle dépend de sa capacité à transformer l’hostilité en acceptation résignée.
Une paix «réelle» n’est donc pas seulement un arrêt des combats fondé sur un rapport de force. C’est aussi un équilibre suffisamment intériorisé pour ne pas devenir le ferment d’une guerre de revanche.
L’erreur serait de confondre l’armistice – la simple trêve technique – avec la paix durable. La première est souvent nécessaire ; la seconde est un processus politique infiniment plus complexe.
Refuser toute paix qui ne serait pas idéalisée revient à poser une exigence abstraite au-dessus du coût humain réel. C’est faire de la guerre une condition permanente.
Une permanence d’autant plus paradoxale qu’elle repose sur des capacités matérielles, industrielles et humaines qui s’érodent, y compris du côté de ceux qui prétendent la soutenir.
La proposition russe : une paix réaliste dans un monde réel
La proposition russe de paix mérite d’être examinée pour ce qu’elle est, et non pour ce que le récit occidental voudrait qu’elle soit. Elle n’est ni généreuse ni morale.
Elle repose sur une logique de réalisme stratégique : arrêt des combats, neutralisation militaire de l’Ukraine, reconnaissance de faits territoriaux issus du conflit.
Cette proposition assume une vérité que l’Occident refuse d’admettre : les guerres modernes se terminent rarement par la victoire totale de l’un. Elles se terminent par une stabilisation imposée par les limites matérielles, humaines et industrielles.
La capacité à prolonger un conflit dépend moins de la volonté politique que de la réalité des stocks, de la production et de l’acceptabilité du sacrifice.
La Russie ne cherche pas une paix idéale ; elle cherche une paix fonctionnelle, garantissant sa sécurité à long terme. Cette approche peut être jugée dure, asymétrique, brutale.
Mais elle est cohérente et ancrée dans le réel. Elle prend acte de ce qui est, là où l’élite occidentale continue de parler de ce qui devrait être – au prix d’un décalage croissant entre promesses publiques et capacités réelles.
Rationalité stratégique contre fuite utopique
C’est ici que s’opère la fracture essentielle.
La Russie raisonne en termes de sécurité, de profondeur stratégique et de durabilité. L’élite occidentale raisonne en termes de récit, de crédibilité morale et de symboles à préserver.
Là où Moscou accepte une paix imparfaite mais stabilisatrice, les capitales occidentales redoutent une paix qui révélerait l’échec de leurs promesses initiales.
Car reconnaître la nécessité d’un compromis, ce serait reconnaître que la victoire annoncée n’était pas atteignable – et que la guerre a été prolongée au-delà du soutenable.
La poursuite de la guerre devient alors moins un choix stratégique qu’une fuite en avant narrative. On promet des tournants décisifs, des victoires différées.
La guerre est maintenue non parce qu’elle est gagnable, mais parce qu’une paix réaliste serait narrativement insupportable.
Le piège de l’effondrement : la paix par la défaite
Cette logique trouve son point d’équilibre macabre dans un scénario que tous redoutent mais pour lequel tous, tacitement, se préparent : celui de l’effondrement ukrainien.
Cet effondrement ne serait pas une disparition soudaine, mais une érosion graduelle et irréversible de la capacité à résister.
Il aurait le visage de l’épuisement du dernier bataillon, de la ligne de front qui cède par absence de combattants pour la tenir.
Il serait politique et social : un effritement de la cohésion nationale face à l’ampleur du sacrifice, accéléré par la perception d’un soutien occidental vacillant.
Il serait aussi démographique : une saignée durable de la population active, un exil irréversible, et la transformation de l’Ukraine en État sous perfusion.
L’Ukraine deviendrait alors un État défaillant militairement, contraint d’accepter les termes de Moscou depuis une position de faiblesse absolue.
Dans ce scénario, la Russie dicterait un diktat, bien plus sévère que toute offre de négociation actuelle.
Les clauses en seraient simples, brutales et sans appel :
- Annexion pure et simple de territoires bien au-delà des lignes actuelles.
- Démilitarisation totale et unilatérale de l’Ukraine restante.
- Instauration à Kiev d’un gouvernement fantoche, aligné sur Moscou.
- Liquidation programmée de l’identité nationale ukrainienne en tant que projet distinct.
Cette «paix» ne serait rien d’autre qu’une capitulation sans conditions, scellant la transformation de l’Ukraine en un protectorat.
Les conséquences dépasseraient de très loin le théâtre ukrainien.
Pour l’Europe et l’OTAN, ce serait le plus grave choc stratégique et moral depuis la fin de la Guerre froide. La preuve cinglante de la limite des garanties de sécurité occidentales.
Pour l’Ukraine, un traumatisme civilisationnel. L’État-nation en tant que projet souverain serait mis en suspens pour une génération.
Ce scénario est précisément ce qui rend la paix «suspecte». Pour les décideurs occidentaux, négocier aujourd’hui, c’est accepter une défaite limitée. Attendre un effondrement, c’est risquer une défaite cataclysmique.
La poursuite de la guerre devient un calcul désespéré : mieux vaut saigner la Russie et l’Ukraine dans un conflit gelé que d’assister à l’effondrement final.
Le refus de la paix imparfaite est le choix de combattre une défaite certaine mais différée, plutôt que de sceller une défaite certaine et immédiate.
Un calcul géopolitique qui se fait sur le dos d’une nation réduite à l’état de pions.
L’Europe envahie : un mythe fonctionnel
L’argument d’une Russie prête à envahir l’Europe joue un rôle central. Non comme analyse militaire sérieuse, mais comme outil de disqualification de toute paix négociée.
En transformant un conflit régional en menace civilisationnelle globale, ce récit rend toute sortie politique impossible par définition.
Il joue également un rôle intérieur essentiel : discipliner les opinions publiques, justifier des dépenses exceptionnelles, installer une économie de guerre sans guerre déclarée.
Or, rien dans la posture russe ne correspond à un projet d’invasion de l’Europe occidentale. Tout indique une volonté de redéfinir l’architecture de sécurité européenne.
Confondre ces deux logiques relève moins de l’analyse que de l’instrumentalisation de la peur.
Le cessez-le-feu occidental : ni paix, ni fin
L’Occident ne rejette pas toute interruption des combats. Il privilégie un cessez-le-feu flou, réversible, juridiquement ambigu.
Un gel du conflit qui permettrait de sauver la face sans trancher les questions de fond. Une pause tactique, pas une paix.
La Russie, au contraire, cherche une stabilisation durable, formalisée, assortie de garanties concrètes.
Ce décalage explique l’incompatibilité actuelle : l’un veut repousser la fin, l’autre veut la fixer – sachant que chaque mois supplémentaire durcit les conditions d’une paix future.
Le coût humain sacrifié au récit
Dans cette opposition, le coût humain devient secondaire. Les morts sont intégrés au discours comme une nécessité abstraite. La guerre reste acceptable tant qu’elle est lointaine.
Une question pourtant demeure : combien de morts supplémentaires faudra-t-il pour qu’une paix réaliste devienne enfin acceptable ?
À partir de quel moment la fidélité à un récit se transforme-t-elle en irresponsabilité morale ?
Réhabiliter la paix réelle
Soutenir une paix proposée par la Russie ne signifie pas idéaliser la Russie. Cela signifie reconnaître qu’à un moment donné, la rationalité stratégique vaut mieux que l’utopie morale.
La paix n’est pas toujours juste. Mais la guerre prolongée ne l’est jamais davantage.
Refuser toute paix imparfaite, c’est souvent choisir une guerre parfaite – parfaite surtout pour ceux qui ne la font pas.
La rencontre du 28 décembre entre Zelensky et Donald Trump, présentée comme un «progrès» vers la paix, n’a d’ailleurs débouché sur aucun accord concret, confirmant que l’évocation de la paix reste acceptable tant qu’elle ne se traduit pas en décision politique réelle.
Quand la paix devient une menace pour le récit
La paix est devenue suspecte parce qu’elle met fin à une histoire que certains préfèrent continuer à raconter.
La proposition russe, aussi dure soit-elle, a le mérite d’exister dans le réel. Le narratif occidental, lui, s’en éloigne chaque jour un peu plus.
Aujourd’hui, faire la paix n’est plus seulement un choix stratégique. C’est un acte de vérité politique.
Ce n’est pas la paix qui fait peur aujourd’hui.
C’est ce qu’elle révèle.