En 2022, l’Ouganda a lancé le projet EACOP (East African Crude Oil Pipeline), pierre angulaire de son programme d’exploitation pétrolière et trait d’union énergétique avec la Tanzanie. Présenté par les autorités comme un levier majeur de développement économique national et régional, ce projet suscite toutefois de vives inquiétudes au sein de la société civile. Les organisations de défense de l’environnement alertent sur les menaces que fait peser l’oléoduc sur la biodiversité, ainsi que sur les risques de pollution transfrontalière, en particulier pour le parc national de Murchison Falls, situé au cœur du bassin du Nil, dont les eaux traversent plusieurs pays d’Afrique de l’Est et du Nord.
En 2022, l’Ouganda a lancé un vaste programme d’exploitation pétrolière reposant sur trois projets majeurs et interconnectés : Tilenga et Kingfisher, dédiés aux activités de forage et de production, et EACOP (East African Crude Oil Pipeline), un oléoduc de 1 443 kilomètres reliant le bassin Albertin au port de Tanga, en Tanzanie. La mise en œuvre de ce projet d’envergure a déjà débuté dans le parc national de Murchison Falls. Ce parc, qui constitue une zone particulièrement sensible sur le plan environnemental et riche en biodiversité, est l’un des plus anciens, des plus vastes et des plus riches en espèces de l’Ouganda.
Porté par TotalEnergies, le projet EACOP est financé par un consortium mêlant des institutions financières régionales et internationales, tandis que de nombreuses grandes banques européennes ont refusé d’y participer en raison des risques environnementaux et sociaux. Malgré un taux d’exécution estimé à près de 60 %, le projet est loin de susciter l’adhésion des populations locales. Pour certains habitants, il est devenu synonyme de pertes, de détresse psychologique et de répression, tandis que d’autres redoutent de graves conséquences environnementales et sociales, susceptibles de dépasser les frontières de l’Ouganda.
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Une menace directe pour la biodiversité du parc national de Murchison Falls
Selon le rapport annuel de l’association ougandaise Africa Institute For Anergy Governance (Afiego), le parc national de Murchison Falls s’étend sur une superficie de plus de 3 840 km². Lorsqu’il est associé aux réserves de faune de Bugungu et de Karuma, l’ensemble de l’aire protégée atteint environ 5 045 km², faisant de Murchison Falls la plus vaste zone naturelle protégée de l’Ouganda (Plumptre et al., 2015).
Largement reconnu en Ouganda, le parc national de Murchison Falls constitue un véritable joyau de biodiversité. Il figure parmi les rares parcs du pays à abriter quatre des « Big Five » — le lion, le léopard, l’éléphant et le buffle — ainsi que plusieurs espèces d’oiseaux menacées d’extinction.
Sur le plan de la biodiversité, le parc national de Murchison Falls se distingue par une richesse exceptionnelle. Selon le dernier rapport de l’Uganda Wildlife Authority, il abrite plus de 144 espèces de mammifères, 556 espèces d’oiseaux, 51 espèces de reptiles et 51 espèces d’amphibiens, ainsi que 755 espèces de plantes. Parmi cette diversité, plus de 32 espèces sont classées menacées ou vulnérables, dont deux espèces de mammifères en danger et quatre vulnérables, quatre espèces d’oiseaux en danger et sept vulnérables, ainsi que huit espèces de plantes vulnérables et sept espèces végétales endémiques du Graben albertin. De surcroit, cette aire protégée de Murchison Falls abrite des prairies, des zones humides, des savanes boisées, des forêts tropicales et des eaux libres.
Malgré l’exceptionnelle richesse écologique du parc, le projet pétrolier prévoit de forer 426 puits dans le cadre du projet Tilenga (Petroleum Authority of Uganda, 2023) et 31 puits pour le projet Kingfisher. Plusieurs centaines de puits du projet Tilenga se trouvent directement sur le territoire du parc national de Murchison Falls.
Par ailleurs, le développement des infrastructures pétrolières menace le site classé Ramsar, situé dans le delta du lac Albert et de Murchison, reconnu comme zone humide d’importance internationale, ainsi que d’autres zones écologiquement sensibles du parc national de Murchison Falls. Ces activités mettent en danger non seulement la conservation de la biodiversité, mais aussi le tourisme, la pêche et d’autres sources de subsistance pour les communautés locales.
Le site Ramsar est non seulement classé Zone d’importance pour les oiseaux (IBA) et Zone clé pour la biodiversité (KBA), abritant des espèces menacées comme le bec-en-sabot, mais constitue également, selon l’Uganda Wildlife Authority (2024), une importante frayère pour les pêcheries du lac Albert.

La pêche locale mise en danger
Le lac Albert se trouve au centre du continent africain, à la frontière entre l’Ouganda et la république démocratique du Congo. Le lac Albert fait partie de la chaîne de lacs de la vallée du Grand Rift. Ses sources principales sont le Nil Victoria, provenant du lac Victoria au sud-est, et la rivière Semliki. Sa sortie, à l’extrémité nord du lac, est le Nil Blanc, également connu sous le nom de Nil des montagnes lorsqu’il pénètre au Soudan. À l’extrémité sud du lac, où débouche la Semliki, se trouve un marécage, tandis que les monts Bleus bordent la rive nord-ouest.
Ce lac figure parmi les principales sources de poissons de l’Ouganda, représentant 43 % des captures nationales en 2018 (UBOS, 2019). La flotte de pêche sur le lac Albert est passée de 760 bateaux au milieu des années 1960 à près de 6 000 en 2011. La pêche y joue un rôle économique majeur : elle contribue à 3 % du PIB du pays (Ministry of Agriculture, Animal Industries and Fisheries, 2021) et emploie plus de 5 millions de personnes (Economic Policy Research Centre, 2020), soulignant ainsi son importance vitale pour la population locale.

Bien que la pêche constitue une source de subsistance essentielle pour la population, la Kakindo Integrated Women Development Agency (KAWIDA), ONG de Buliisa, rapporte que de nombreux habitants suspectent les activités pétrolières, situées à proximité du lac, d’être à l’origine de la diminution des captures. La directrice de l’ONG souligne que ces observations rejoignent celles de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) des États-Unis, selon laquelle l’exposition au pétrole peut entraîner chez les poissons une croissance réduite, des perturbations de la reproduction et d’autres effets néfastes.
Des conséquences sur l’économie touristique
La richesse écologique du parc et les chutes de Murchison attirent un grand nombre de visiteurs : entre 2019 et 2023, le parc national de Murchison Falls a accueilli le plus important flux touristique de tous les parcs du pays, selon le Ministry of Wildlife, Tourism and Antiquities (2024). En 2023, il a enregistré 141 335 visiteurs, soit 36,4 % des 387 914 touristes ayant visité les dix parcs nationaux de l’Ouganda. L’année précédente, en 2022, le parc avait déjà accueilli 146 649 visiteurs, représentant 39,8 % des 367 869 touristes des parcs nationaux.
Le parc national et les autres activités touristiques constituent une source majeure de devises étrangères pour l’Ouganda. En 2023, le Ministère des finances, de la planification et du développement économique rapporte que le secteur du tourisme a généré 1,28 milliard USD pour le pays. Au cours de l’exercice 2022/2023, ce secteur avait déjà rapporté 1,047 milliard USD (Museveni, 2023), soit 59 % des recettes totales d’exportation de services. Il est donc évident que le tourisme, qui représente 14,7 % du marché de l’emploi selon l’Uganda Bureau of Statistics, joue un rôle crucial dans le bien-être économique des Ougandais et contribue directement à la valorisation du parc national de Murchison Falls.
Or, avec l’intensification des activités pétrolières et la fuite de certaines espèces animales, il est compréhensible que les autorités imposent des restrictions d’accès au parc, ou que certains visiteurs se montrent eux-mêmes moins enclins à s’y rendre en raison des risques. Par ailleurs, selon le rapport annuel de l’association ougandaise Africa Institute For Anergy Governance (Afiego) :
« certains visiteurs se plaignent que le parc ressemble davantage à une zone industrielle qu’à une réserve naturelle . »
Une population victime des animaux
Dans le cadre de cet article, une personne interviewée, qui a préféré rester anonyme pour des raisons de sécurité, nous a indiqué que : « Les éléphants du parc ont été fortement affectés. Ils peuvent sentir les vibrations de la tour de forage dans leurs pattes et se sont éloignés des zones de forage. »
Conséquemment, les habitants du district de Buliisa, situé autour du parc, constatent depuis 2023 une recrudescence des attaques d’éléphants. « Au moins cinq personnes, dont des enfants et des femmes de Buliisa, ont été tuées par des éléphants entre 2023 et avril 2024. Bridget K., une mère de 22 ans, a été attaquée par un éléphant qu’elle n’avait pas vu en sortant de sa maison. Elle laisse derrière elle un conjoint et un jeune enfant », nous a confié un membre de sa famille.
Cette personne ajoute que, même lorsqu’ils ne causent pas de décès, les éléphants détruisent les cultures. Un habitant nous partage ce constat :
« Malheureusement, le gouvernement accuse des retards dans le processus d’indemnisation, qui nécessite parfois des frais supplémentaires alors que nous vivons dans la pauvreté »
Ces propos rejoignent ceux de l’ONG Les Amis de la Terre France : « Les autorités chargées du projet semblaient prévoir une indemnisation rapide, conformément aux normes internationales. Dans la plupart des cas, cependant, celle-ci a été retardée de 3 à 5 ans et a fini par perdre sa valeur à cause de l’inflation. » William, un autre habitant, déplore que la somme reçue ne suffise pas à acheter une parcelle équivalente.
Des violations humaines institutionnalisées
En plus des difficultés quotidiennes auxquelles sont confrontés les habitant·es, le projet pétrolier est pointé du doigt pour ses atteintes aux droits humains. Au fil du temps, comme nous le confient certains membres des communautés vivant autour des zones d’exploitation, leurs inquiétudes initiales sur les risques pour les droits humains se sont concrétisées.
Selon Sacha Feierabend, chercheur senior à la Fédération Internationale des Droits Humains, l’exploitation pétrolière entraîne des impacts multidimensionnels, tels que l’inflation élevée, la pression sur les terres, le déploiement des forces de sécurité et l’afflux de travailleurs et travailleuses.
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Les violations les plus graves se produisent autour des sites pétroliers de Kingfisher, où l’armée ougandaise, la police et des sociétés de sécurité privées, engagées par les entreprises pétrolières, ont été déployées pour protéger les installations d’exploitation. Pour imposer les restrictions à la pêche, l’armée aurait procédé à des arrestations répétées et commis des extorsions ainsi que des maltraitances contre les communautés. Pire encore, un travailleur nous confie que des femmes ont été victimes d’exploitation sexuelle.
Par ailleurs, le droit des habitant·es à exploiter leurs terres se trouve fortement limité. Dans un rapport de Human Rights Watch, les familles dénoncent l’interdiction qui leur a été faite d’accéder à leurs terres, rendant impossible toute participation aux activités économiques nécessitant leur utilisation. L’agriculture demeure la principale source de subsistance de ces familles, et l’interdiction d’accès aux terres entraîne de graves problèmes sociaux et culturels, créant un cercle vicieux de violations affectant non seulement les adultes, mais aussi les droits des enfants. Pour Brian, défenseur des droits de l’homme interrogé dans le cadre de cet article :
« si les familles ne peuvent pas produire suffisamment pour se nourrir, les conséquences sont multiples : les enfants ne peuvent pas aller à l’école et les maladies se multiplient, profitant de la fragilité des corps. »
Dans cette région, Human Rights Watch (HRW) confirme que la privation des terres autour des zones d’exploitation a déjà porté atteinte aux droits fondamentaux des enfants. « Les enfants sont privés de leur droit à l’éducation. L’absence d’accès à la terre a créé un tel déséquilibre dans la vie des familles que certains parents n’ont eu d’autre choix que d’inscrire leurs enfants dans des écoles moins coûteuses. D’autres enfants ont tout simplement été contraints de quitter l’école pour travailler et subvenir aux besoins de la famille », souligne le rapport.
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Une pollution potentiellement transfrontalière
Le projet d’exploitation pétrolière dans le parc national de Murchison Falls présente un risque de pollution au‑delà des frontières de l’Ouganda, en raison de la position stratégique du parc au cœur du bassin du Nil, partagé par plusieurs pays d’Afrique de l’Est et du Nord.
Toute contamination provenant des activités pétrolières — fuites d’hydrocarbures, déversements accidentels, eaux de forage ou rejets chimiques — peut se propager par le courant fluvial et atteindre les autres pays du bassin. De plus, les nappes phréatiques, parfois en communication avec les eaux de surface, peuvent diffuser lentement ces contaminants vers d’autres bassins interconnectés.
Pour transporter le pétrole extrait du parc, TotalEnergies construit actuellement un oléoduc appelé « Victoria Nile Crossing », long d’environ 1,76 km et traversant les zones humides associées au Nil Victoria. Cette situation augmente le risque de pollution du Nil, car la zone se situe directement dans le bassin du fleuve.

Concrètement, une pollution du Nil aurait des conséquences considérables, d’autant plus que, selon la Banque mondiale (2021, p.3), le fleuve fournit près de 97 % des ressources en eau douce nécessaires aux Égyptiens. Traversant onze États très différents, le Nil constitue une source vitale pour l’approvisionnement en eau potable, l’agriculture, l’industrie, la production d’électricité et d’autres services dans tous ces pays.
La frénésie des multinationales vers l’or noir
Loin d’écouter les voix qui mettent en garde l’Ouganda, le projet pétrolier s’étend désormais au-delà du parc national de Murchison Falls. Les sociétés britannique Tullow et Chinese National Offshore Oil Corporation Limited envisagent de lancer des projets pétroliers massifs dans les zones environnantes.
Comme l’a souligné Jeannie Sowers, professeure de sciences politiques à l’Université du New Hampshire, l’Égypte devrait investir dans des sources d’eau alternatives au Nil pour réduire sa dépendance à ce fleuve vital, qui reste menacé par divers facteurs environnementaux et anthropiques.
En somme, le projet pétrolier dans le parc national de Murchison Falls illustre le dilemme entre développement économique et préservation de la vie. Si l’exploitation du pétrole promet des gains financiers et énergétiques pour l’Ouganda, elle met en péril un écosystème exceptionnel, les moyens de subsistance des populations locales, les droits humains et la sécurité environnementale de toute une région. Sans une régulation stricte et une prise en compte sérieuse des impacts transfrontaliers, ce projet pourrait transformer un patrimoine naturel unique en source de conflits, de pauvreté et de dommages irréversibles, affectant non seulement l’Ouganda mais l’ensemble des pays tributaires du bassin du Nil.
– Thérence Hategekimana
Photo de couverture : Lac Victoria, en Tanzanie. Flickr/CC BY–ND 2.0/Marc Veraart
