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Hip-hop harpe, par Jean-Christophe Servant (Le Monde diplomatique, avril 2024)

ByVeritatis

Avr 4, 2024


C’est revigorant, onirique et étonnant : sur Brand New Life, les glissandos de la harpiste afro-américaine Brandee Younger, qui joue de ses quarante-sept cordes comme d’un piano, se lovent dans des arrangements hip-hop, reggae, soul (1). L’album de la consécration pour la jazzwoman new-yorkaise, élevée avec la musique de sa génération (RnB et hip-hop) et qui jouissait déjà d’une certaine notoriété. On l’avait vue avec son instrument aux côtés de Pharoah Sanders et Ravi Coltrane, Jack DeJohnette et Reggie Workman tout autant qu’auprès des rappeurs Lauryn Hill ou Common. Ce dernier disque, qui hybride la harpe aux musiques urbaines, tombe à point nommé pour les 50 ans du hip-hop, né officiellement en 1973 dans les block parties du Bronx.

Alors, harp is rap ? À tout le moins, « harp is back in the block » (de retour dans le quartier) indubitablement. Et avec elle, tout un patrimoine jusqu’alors négligé ou ignoré des amateurs de musiques urbaines : celui des harpistes noires qui, dès la fin des années 1950, s’approprièrent cet instrument jusqu’alors réservé aux salons de musique de la bourgeoisie WASP (acronyme de White Anglo-Saxon Protestant, « Blanc anglo-saxon protestant ») et aux soirées des flics irlandais.

Brand New Life est ainsi, et d’abord, l’hommage vibrant d’une héritière à celle qui l’a éveillée à la harpe : Dorothy Ashby (1932-1986) (2), première musicienne noire à avoir conduit en 1957 son instrument sur le sentier du jazz, avec The Jazz Harpist. Tout en s’engageant dans la lutte pour les droits civiques, elle ne cessera d’expérimenter, s’aventurant jusqu’aux musiques du monde lors d’un hommage au poète et savant persan Omar Khayyam (The Rubaiyat of Dorothy Ashby, 1970, Cadet). La spiritualité est alors tendance… La même année, sa contemporaine, également une harpiste d’importance, Alice Coltrane (1937-2007), autre source d’inspiration pour Younger, chante pour Krishna sur l’album Ptah, The El Daoud (1970, Impulse !).

Ashby ne connaîtra jamais la reconnaissance publique. En revanche, elle sera durant les années 1970 une musicienne prisée des studios de Los Angeles, avec notamment des sessions pour Bill Withers (+’Justments, 1974, Sussex Records) et Minnie Ripperton. Elle participe aussi à l’enregistrement de l’album Songs in the Key of Life, de Stevie Wonder, dont le morceau If It’s Magic est réinterprété sur Brand New Life. « Ashby a passé toute sa carrière à créer de nouveaux espaces pour elle-même et pour la harpe à travers un prisme noir, puissant et sans complexe », souligne Younger (3).

Autour de Younger, une famille d’esprits tisse des ponts entre passé et présent : le batteur Makaya McCraven, qui produit, le contrebassiste Rashaan Carter, la chanteuse-bassiste Meshell Ndegeocello, mais aussi Pete Rock, sans qui rien de tout cela ne serait jamais vraiment arrivé. Natif du Bronx, associé au son boom-bap du New York des années 1990, le DJ Peter Philips, alias Pete Rock, est en effet à l’origine de la découverte de la harpe par la scène rap. En duo avec CL Smooth, il fut le premier à échantillonner du Ashby, il y a de cela plus de trente ans. Suivirent DJ Premier, Ghostface Killah, Jay-Z, Madlib, J Dilla, Flying Lotus, 9th Wonder, Kanye West… autant de samples d’Ashby qui furent alors « comme une bouffée d’air frais » pour la jeune Younger, et « une grande déception ». Car Ashby voire Coltrane « n’étaient pas reconnues à leur juste valeur. Il fallait faire quelque chose » (4).

Grâce à ses « harpèges », voilà ces aïeules replacées là où elles auraient dû toujours être : au Panthéon de la « Great Black Music ». Près des anges, évidemment, qui vont devoir sacrément revisiter leur répertoire…



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