• jeu. Mai 2nd, 2024

Rouge sang, humour noir, par Bernard Daguerre (Le Monde diplomatique, avril 2024)

ByVeritatis

Avr 4, 2024


Au cours d’une histoire échevelée, dont l’action se situe dans les années 1989-1990, Shehan Karunatilaka parvient à rendre compte d’une période particulièrement sanglante de son pays, le Sri Lanka, tout en gardant une force proprement romanesque. Elle emprunte les voies multiples du fantastique et du polar, de l’enquête quasiment policière et du conte ésotérique, sans oublier les références aux grandes chroniques de l’histoire de l’île — instaurant ainsi une distance subtile avec le contenu hautement tragique du récit, qu’accentue encore le parti pris de la narration à la deuxième personne. Car la « voix » qui s’exprime nous vient d’outre-tombe : c’est celle de Malinda, Maali Almeida. « Né avant le premier hit d’Elvis », assassiné à 45 ans. Le récit démarre juste après sa mort, quand il se « réveille » dans un au-delà qui évoque fortement « un centre des impôts où chacun réclame son dégrèvement », où se tient un « peuple de goules » qu’il commence par insulter. « Vous n’existez pas ! Vous n’êtes rien d’autre que les spectres nés des ronflements de mon cerveau. C’est juste un mauvais trip… Il n’y a pas de putain de vie après la mort. Si je ferme les yeux, vous disparaîtrez tous comme des pets dans l’espace. » Vite mis au pas par les gardiens, il n’a que sept jours (plutôt sept lunes) pour mener l’enquête qu’on lui accorde, avant de basculer vers un autre statut de fantôme, plus contraint… Il va chercher. Qui l’a tué, et pourquoi. Il se donne pour épitaphe « Photographe. Joueur. Salope ». Il y a donc embarras du choix de mobiles. A-t-on assassiné le photographe « génialissime » qui a rendu compte avec un art incomparable des débuts de la guerre civile et fixé des images accusatrices ? Ou le flambeur qui a perdu au casino les sommes énormes gagnées en vendant ses photographies au plus offrant ? Ou bien l’homosexuel — dissimulé bien sûr —, amoureux d’un certain D.D., fils de ministre ?

Sa vitalité féroce et caustique, qu’il partage avec une véritable armée d’ombres, morts fracassés de manière épouvantable, l’amène à tenter de se racheter, de se reconstruire avec une stature morale, tout en essayant de se souvenir des circonstances de sa mort. Un combat quasi messianique, une tentative pour que ses photographies ne soient pas effacées, ou pour arrêter la guerre civile. Le roman est jalonné d’allusions aux affrontements entre le gouvernement et les mouvements révolutionnaires tamouls, notamment les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), aux pogroms subis par la minorité, à la liquidation des dirigeants des deux camps (1). Il croise les spectres des victimes qu’il a photographiées, comme cette femme brûlée vive : « Elle te dévisage de ses yeux injectés de sang. Son sari brûlé la moule comme de la cellophane. Sa peau craquelée a l’aspect du porc grillé… », et d’autres, plus invraisemblables encore, comme un fantôme de léopard avec qui il aime converser. L’auteur signe un roman au lyrisme sépulcral, extraordinaire sarabande des vivants et des morts. Il lui a valu le prix Booker 2022.



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