• dim. Mai 19th, 2024

le combat d’un électrohypersensible face à l’État


Au fur et à mesure que l’on suit la route tortueuse de la forêt domaniale du Vanson, les barres de réseau sur le téléphone portable s’évanouissent, et un message d’erreur s’affiche : « Pas de connexion ».

Et pour cause : cette forêt de pins, située sur la commune d’Entrepierres, dans les Alpes-de-Haute-Provence, abrite l’une des dernières zones encore considérées comme « blanches » ou « grises », c’est-à-dire n’ayant pas ou peu de réseau de téléphonie mobile. Des zones que le plan gouvernemental « New Deal Mobile », lancé en 2018, tend à vouloir résorber pour généraliser la couverture 4G sur tout le territoire français.

Pourtant, c’est bien en raison de l’absence de réseau que Philippe Tribaudeau, 63 ans, a élu « domicile » dans cette forêt, il y a près de dix ans. Ancien professeur de technologie au collège près de Dijon, Philippe a dû tout quitter début 2010.

Phlippe Tribaudeau s’est installé dans la forêt domaniale du Vanson.
© Sophie Rodriguez / Reporterre

Deux ans plus tôt, ses troubles avaient commencé, raconte-t-il à Reporterre, installé à l’ombre des arbres de son campement : « Quand j’ouvrais un ordinateur, mon cerveau se mettait à brûler, comme des milliers de petites aiguilles plantées dans mon crâne ». Philippe attribue ses troubles à l’exposition aux ondes électromagnétiques, et met un mot sur son mal : l’électrohypersensibilité (EHS), aussi appelée « hypersensibilité électromagnétique ».

Priorité au « droit à la santé » pour la justice

Rapidement, Philippe est mis en retraite anticipée pour invalidité et se voit accorder une allocation adulte handicapé. Il erre alors pendant des années entre plusieurs hébergements provisoires, avec sa compagne Laure Birgy, avant de s’installer illégalement dans la forêt du Vanson, sur une parcelle de l’Office national des forêts (ONF).

Sur son campement, le confort est plus que sommaire : deux petites caravanes, une faisant office de cuisine, l’autre de chambre, pas d’eau courante, des toilettes sèches dans les buissons. « Je ne veux pas rester ici, je me bats pour partir », lâche Philippe.

Philippe Tribaudeau n’a pas d’accès à l’eau courante.
© Sophie Rodriguez / Reporterre

Tous les espoirs de l’électrohypersensible reposent sur une décision de justice rendue en sa faveur, en février dernier, par le tribunal judiciaire de Digne-les-Bains. L’ONF, qui avait adressé à Philippe une mise en demeure de quitter les lieux début 2023, avait porté l’affaire devant la justice.

Mais le tribunal de Digne-les-Bains a considéré que le droit de propriété de l’ONF n’était « ni général ni absolu » et qu’il fallait le mettre en balance avec le « droit à la santé » et l’obligation de l’État « d’assurer un droit au logement à ses citoyens », refusant donc d’expulser Philippe du terrain forestier.

Une décision « inédite », selon l’avocat de Philippe Tribaudeau (qui ne souhaite pas être cité), et qui pourrait profiter à tous les électrohypersensibles, selon Marie-Noëlle Bollinger, chargée de mission pour Zones Blanches, une association qui milite pour les droits des personnes souffrant d’EHS : « C’est très encourageant, la bataille n’est pas gagnée mais nous avons gagné une manche. Si ces arguments sont repris, cela peut faire jurisprudence », veut croire la militante. Sollicitée, l’ONF a indiqué à Reporterre avoir fait appel de l’ordonnance du tribunal de Digne-les-Bains et ne pas souhaiter répondre sur cette affaire « qui n’est pas définitivement close ».

« Effet nocebo », environnement ou sensibilité individuelle ?

Aujourd’hui, la reconnaissance de l’électrohypersensibilité ne fait pas consensus au sein de la communauté scientifique internationale. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît depuis 2005 l’existence des symptômes, nombreux et variés, décrits par les personnes se déclarant EHS (maux de tête, nausées, picotements, troubles du sommeil, de la concentration…).

Dans un rapport de 2018, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a souligné la « grande complexité » du sujet, « la seule possibilité pour définir l’EHS repos[ant] sur l’auto déclaration des personnes » .

Pour l’heure, aucune étude scientifique n’a pu établir de manière sérieuse un lien entre les troubles décrits et l’exposition aux ondes. En France, quelques médecins, dont le controversé Dominique Belpomme, délivrent des attestations de « syndrome d’intolérance aux champs électromagnétiques ». Le Pr Belpomme a fait l’objet d’une procédure de sanction disciplinaire du Conseil de l’ordre des médecins pour avoir délivré ces attestations en s’appuyant sur une méthodologie non reconnue, et dont l’Anses a soulevé les biais dans son rapport de 2018.

Aujourd’hui, la reconnaissance de l’électrohypersensibilité ne fait pas consensus.
© Sophie Rodriguez / Reporterre

Certaines études soulignent la possibilité d’un « effet nocebo », qui, à l’inverse de l’effet placebo, engendre des symptômes issus de la crainte d’un effet nocif sur la santé.

« Davantage que les ondes, il se pourrait qu’un cocktail de facteurs environnementaux et de sensibilité individuelle soit impliqué », expliquait Yves Le Dréan, biologiste moléculaire à l’Institut de recherche en santé, environnement et travail, au magazine Sciences et Avenir en 2022. « Cette complexité expliquerait pourquoi, depuis près de vingt ans, nous n’avons pas beaucoup avancé ».

« Humiliés »

« C’est un combat politique », estime Laure, la compagne de Philippe, qui souligne que « les EHS sont souvent ridiculisés, humiliés ». Laure, qui n’est pas électrohypersensible, vit en alternance dans un appartement à Sisteron avec leur fille Lola.

Leur petite famille subsiste du RSA et du « soutien familial », Laure consacrant toute son énergie à s’occuper de leur fille et de Philippe, qui ne peut s’éloigner que quelques heures de son campement. Pour les besoins du quotidien, mais aussi pour toutes les batailles juridiques et administratives auxquelles Philippe fait face ces dernières années.

Laure, la compagne de Philippe, se bat pour aider son mari au quotidien.
© Sophie Rodriguez / Reporterre

L’ONF avait mis Philippe en demeure une première fois en 2018 de quitter la parcelle. Philippe obtient alors avec l’aide de l’eurodéputée Michèle Rivasi, également ancienne présidente de l’association Zones Blanches, un moratoire sur son expulsion, en attendant qu’un lieu « refuge » pour personnes EHS se concrétise à Saint-Julien-en-Beauchêne, dans les Hautes-Alpes. Mais le projet, qui nécessitait de racheter les bâtiments d’une ancienne colonie de vacances, est définitivement abandonné en 2022.

Depuis, l’association Zones Blanches cherche un nouveau lieu refuge. « Nous avons expertisé trois lieux, mais à chaque fois, nous sommes obligés d’arrêter, car nous ne pouvons pas nous assurer que la zone sera “sanctuarisée” loin des ondes », explique Marie-Noëlle Bollinger.

« Les zones blanches, ça se crée ! »

Après l’arrêt du projet des Hautes-Alpes, les sommations de quitter les lieux ont repris pour Philippe. « On est fatigués, c’est sûr », soupire Laure. Le décès brutal de Michèle Rivasi, en novembre dernier, est un coup dur de plus. « Michèle ouvrait des portes qu’on ne pouvait pas ouvrir… »

Accompagnée d’habitants d’Entrepierres, la députée avait obtenu, en juillet 2023, deux nouveaux moratoires pour Philippe, cette fois-ci sur la mise en service d’une antenne-relai Free, installée à quelques kilomètres à vol d’oiseau de son campement, et sur des coupes de bois prévues par l’ONF à proximité, que le sexagénaire ne pourrait pas supporter, étant également hypersensible à de nombreux composés chimiques, naturels ou artificiels.

Pour l’instant, Philippe n’a pas trouvé de solution durable pour être logé dans une zone blanche.
© Sophie Rodriguez / Reporterre

Depuis, plusieurs solutions de logement ont été proposées à Philippe par les services de préfecture dans le cadre du dispositif Droit au logement opposable (Dalo). Trois appartements situés en zone urbaine, et donc incompatibles avec l’électrohypersensibilité de Philippe, mais aussi des terrains non constructibles.

« Les zones blanches, ça se crée ! », martèle Philippe. Le sexagénaire est désormais en attente d’une réponse du tribunal administratif sur sa demande de relogement. Sollicitée, la préfecture des Alpes-de-Haute-Provence n’a pas répondu à Reporterre.




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