• ven. Mai 3rd, 2024

Inondations, artificialisations… En Belgique, le foot fait sa loi


Forest (Belgique), reportage

« Non mais sérieux, c’est quoi cette couleur ?! » À Forest, une commune de Bruxelles, porter une veste mauve est un « fashion faux pas » footballistique, et nous l’avons appris à nos dépens : ici, on supporte la Royale Union Saint-Gilloise, et le mauve est la couleur… d’Anderlecht, rival bruxellois de l’Union. Bière à la main devant la Brasserie des alliés, deux supporters nommés Fred, drapés du bleu et du jaune du mythique club bruxellois, s’apprêtent à décoller vers le stade Joseph Marien situé à 100 mètres du troquet. Au menu aujourd’hui, un match contre le Cercle Bruges, dans cette enceinte historique accueillant les matchs de l’Union, comme on l’appelle ici, depuis 1921. Pourtant, les jours du club dans sa demeure centenaire sont comptés.

Avec sa façade d’un autre siècle, son ambiance conviviale, son club-house à l’ancienne et sa taverne aux allures de café des sports d’un petit village, le stade Marien est une utopie fleurant bon une époque disparue. « Le football, ici, est totalement hors du temps », résume l’un des Fred. Ce côté « vintage » fait la force de l’Union… mais aussi sa faiblesse : le stade est totalement hors d’âge et inadapté au football moderne. « On va perdre un stade d’une authenticité rare. Mais c’est la loi du football », déplore le supporter résigné.

L’Union a en effet décidé de quitter Marien, et de construire un nouveau stade. Le choix du futur site s’est porté sur la zone du Bempt, à la périphérie de la commune de Forest. C’est sur ce terrain municipal que les dirigeants veulent ériger un nouvel écrin flambant neuf de 15 000 places minimum, financé sur fonds privés.

Les supporters de la Royale Union Saint-Gilloise, le club historique du football belge.
© Théo Heffinck / Reporterre

« Ce stade, c’est un mal nécessaire »

Ces dernières années, les excellents résultats de la Royale Union Saint-Gilloise et son univers si spécial ont contribué à remplir l’antique stade de 9 000 places. Le club historique du football belge a pourtant longtemps erré dans les divisions inférieures, avant d’être rachetée en 2018 par Tony Bloom, multimillionnaire anglais propriétaire du club britannique de Brighton. Grâce à un modèle économique et sportif très malicieux intégrant l’achat-revente de joueurs peu connus — via l’utilisation de la data — l’Union a vite gravi les échelons : depuis la montée en première division en 2021, le club joue les premiers rôles en Belgique et dans les coupes européennes. La victoire contre Liverpool le 14 décembre 2023 (2-1) symbolise le nouveau statut des Unionistes.

Un succès légendaire obtenu non pas au stade Marien, mais au Lotto Park, l’enceinte… d’Anderlecht, le rival mauve. Le stade Marien n’est en effet pas aux normes de l’Union des associations européennes de football (UEFA). Pour jouer à la maison, il faudrait moderniser l’enceinte. Un vrai défi, car une partie du stade est classée comme monument historique. Le parc Duden, lui aussi protégé, jouxte l’une des tribunes.

Le stade Joseph Marien accueille depuis un siècle les matchs de l’Union.
© Théo Heffinck / Reporterre

Les envies d’ailleurs ne datent pas d’aujourd’hui : si l’offre concrète de rachat du terrain du Bempt a été formulée en 2022, des discussions informelles entre la commune et le club avaient déjà eu lieu auparavant. Ces ambitions de nouveau stade, apparues bien avant les qualifications en coupe d’Europe, collent au nouveau statut sportif de l’Union. Mais ce projet est surtout l’occasion pour les propriétaires du club de posséder leur propre stade — le Marien appartient à la commune voisine de Saint-Gilles — et donc d’avoir un contrôle total sur les revenus, tout en augmentant les recettes de billetterie.

Aussi, de nombreux supporters de l’Union craignent un départ des principaux actionnaires — Tony Bloom et Alex Muzio, actionnaire majoritaire depuis 2023 — si le nouveau stade ne se fait pas. « Sans la vente des joueurs, le club travaille à perte. Ce stade, c’est un mal nécessaire. Si ça ne se fait pas, à moyen terme, c’est la faillite du club. Le stade Marien, c’est le passé, le présent, mais pas l’avenir », dit Kostas, membre des Union Bhoys et kapo — lanceur de chants — au stade Marien.

Le stade Marian et sa façade historique.
© Théo Heffinck / Reporterre

Un site inondable

Quittons le stade Marien pour aller à l’autre bout de Forest, au Bempt, sur le site où l’Union veut implanter son nouveau stade. Sur la route, le long de l’immense usine Audi, le décor change et l’on arrive dans le quartier populaire du Bempt. Ici, derrière le parc du Bempt, des terrains de foot et de rugby, des équipements de sport divers et une friche — pas très belle, mais considérée comme un espace amené à disparaître au profit du nouveau stade. « Vous êtes dans la poubelle de Bruxelles : il y a Forest National [une salle de concert], il y a Audi sur 3,5 kilomètres, il y a le ring [une autoroute], 2 ou 3 déchetteries », détaille Françoise Debatty, membre du collectif Bempt vert, en lutte contre le nouveau stade.

L’artificialisation des sols sur cette commune dense a entraîné une aggravation des phénomènes d’inondation. La ville, située en pente, demeure extrêmement fragile face aux inondations ; en particulier les quartiers pauvres. La commune présente des carences structurelles : la nappe phréatique est affleurante et le système d’égout date de la fin du XIXe siècle. « Des habitations pourrissent par les pieds. Chaque fois qu’on ajoute du béton sur de la verdure, pour nous, c’est de l’eau qui monte dans les maisons », se désole Françoise Debatty.

La friche est déjà inondée avant même son artificialisation, nous montre Françoise Debatty, du collectif Bempt vert.
© Théo Heffinck / Reporterre

Un rapport de 2022 réalisé pour la commune confirme que « la croissance des surfaces imperméables avérée à Forest augmente fortement le risque d’inondation ». Selon l’ébauche présentée début 2022, l’emprise au sol du projet de stade représenterait environ 3,5 hectares : loin des 50 hectares pris par l’usine Audi, mais pas de nature à arranger le cas de la commune.

Le stade donnerait sur le ring (une autoroute) de Bruxelles. Un atout indéniable niveau accessibilité, qui aggravera néanmoins la bétonnisation.
© Théo Heffinck / Reporterre

Une perte d’espace public et de nature

Au Bempt, il y a déjà du football : des jeunes du quartier et d’ailleurs jouent sur les terrains synthétiques existants, construits sur fonds publics récemment et amenés à être pour partie détruits. Dans ce quartier très populaire, maintenir un espace accessible à tous pour la pratique sportive est important. « Aujourd’hui, il nous semble que privatiser l’espace public, c’est l’inverse de l’histoire, estime Séverine de Laveleye, conseillère communale Écolo, par ailleurs tête de liste aux prochaines élections communales d’octobre 2024 à Forest. C’est bien de cela qu’on parle, d’investisseurs britanniques souhaitant s’accaparer du territoire public à des fins privées. »

Bruxelles manque d’espaces publics et d’espace tout court : aujourd’hui, 52 % du territoire bruxellois est bétonné. Pour lutter contre le phénomène, l’association We Are Nature Brussels (WAN) a lancé une action en justice contre une multitude de projets, et demande un moratoire sur la délivrance des permis de construire sur les espaces naturels de plus d’un-demi hectare à Bruxelles.

Les jardins partagés du Bempt sont menacés par l’installation potentielle du stade, juste à côté de leur emplacement.
© Théo Heffinck / Reporterre

« À ce rythme, on se retrouvera dans une situation où l’on n’aura plus suffisamment de sols vivants afin de s’adapter au réchauffement climatique et à l’effondrement de la biodiversité à Bruxelles », dit Jean-Baptiste, membre de WAN. « Le quartier [du Bempt] va en souffrir, mais c’est le cas dans plein de quartiers. On minéralise à fond la caisse. Bruxelles ne sera plus vivable, et dans ce cas-là, le foot passe au second plan. En 2050, la ville connaîtra des vagues de chaleur au-dessus de 50 °C. Si on prenait ça au sérieux, on ne parlerait pas d’un stade de football », estime Søren, mebre de WAN. « La question du foot ne se pose plus s’il n’y a plus la capacité de vivre » glisse Camille, une autre membre.

La crainte du déclassement

Y a-t-il des alternatives à un stade au Bempt ? D’après une étude d’urban.brussels — administration chargée des questions d’urbanisme — parue début avril, le vieux stade Marien ne pourrait être mis aux normes qu’au prix d’une réduction de la capacité du stade à 8 000 places. Une solution présentant des avantages : si les résultats sportifs de l’Union venaient à décliner, cela éviterait de se retrouver dans une enceinte trop vaste.

En effet, dans un passé récent, d’autres clubs de football — comme Le Mans ou Valenciennes — ont décidé de construire de grands stades à une période où les résultats sportifs étaient au rendez-vous. Or, aujourd’hui, ces clubs végètent dans les divisions inférieures, et leurs stades sonnent creux. Dans l’hypothèse d’un nouveau stade, le club sera obligé de maintenir un très haut niveau de performance sportive pour que le business plan fonctionne.

Une dernière alternative au nouveau stade existe : jouer au Lotto Park, l’antre d’Anderlecht. « La vraie réponse écologiste au XXIe siècle est la mutualisation des infrastructures, croit l’écologiste Séverine de Laveleye. Nous vivons une crise climatique et sociale. Nous devons pouvoir ouvrir ce débat. » Cette solution est la plus écologique, mais aussi la plus difficile à mettre en place. Il faudrait convaincre le club d’Anderlecht, propriétaire du stade, d’accepter. Puis réussir l’exploit de convaincre les supporters, dans un contexte de forte rivalité sportive.



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *