• jeu. Mai 2nd, 2024

Téléphérique sur le glacier de la Girose : le chantier à l’arrêt ?


La Grave (Hautes-Alpes), reportage

Nous sommes à 3 200 mètres d’altitude. Une bise glaciale caresse la neige et fait virevolter les flocons. Température : -2 °C. Ressenti -7 °C, voire moins. Les skieurs sortent par petites grappes du téléphérique des glaciers de la Meije, ajustent leur bonnet et enfilent leurs gants. Face à eux : le célèbre pic de la Meije, dernier sommet majeur des Alpes à avoir été gravi. À leurs pieds : le glacier de la Girose, recouvert d’un manteau couleur crème et coupé en deux par un téléski obsolète. Celui-là même qui doit être remplacé par un troisième tronçon de téléphérique. Un projet qui divise, et dont le chantier ne semble pas prêt de reprendre.

Six mois après l’installation de la zad la plus haute d’Europe par Les Soulèvements de la Terre, pour bloquer le début des travaux, les militants sont sur le qui-vive. Les bulldozers pourraient entrer en service après la fonte des neiges, sans qu’aucune date précise n’ait été dévoilée. En ce début de printemps, dans le village de La Grave, c’est le grand flou. « Les informations sont très contradictoires, explique Rémy, le gérant du refuge Evariste Chancel, situé sur le domaine skiable de la station. Le calendrier est sûrement retardé. »

La Sata Group, qui exploite le domaine skiable et a pour filiale la Société d’aménagement touristique de La Grave (SATG), qui dispose du permis de construire, a refusé de répondre aux questions de Reporterre. Des sources proches du dossier ont néanmoins confirmé que les travaux sont en pause pour le moment. « L’un de mes collègues qui travaillait seul sur le troisième tronçon a été affecté à un autre poste », certifie une source sous couvert d’anonymat, qui ignore toutefois si le poste est toujours vacant. « Si l’abandon du projet n’est pas acté, les travaux ne vont sûrement pas reprendre tant que le jugement sur le permis de construire n’a pas été rendu », confie une autre personne proche du dossier.

Un téléski permettant d’accéder au sommet du glacier de la Girose sans équipements de ski de randonnée.
© Baptiste Soubra / Reporterre

De nombreux obstacles à la reprise des travaux

Les associations écologiques ont en effet attaqué le permis de construire. Elles dénoncent notamment la partialité du rapport du commissaire enquêteur. « Il a fait en sorte d’invisibiliser la contestation en opposant les habitants de La Grave et des écolos urbains qui ne comprendraient rien à la montagne », explique Benjamin Cottet-Emard, l’avocat de Mountain Wilderness et du collectif d’opposants La Grave Autrement. Un second recours concerne l’absence de dérogation à la destruction d’une espèce protégée : l’Androsace du Dauphiné.

Autre obstacle potentiel : l’argent. Les banques seraient aujourd’hui réticentes à financer des projets contestés juridiquement, selon les opposants. Mais surtout, la Sata doit gérer un autre dossier qui va lui coûter cher : le démontage du 3S Jandri, un nouveau téléphérique en construction aux Deux-Alpes, la station voisine de La Grave. Il devrait transporter jusqu’à 3 000 personnes par heure à 3 200 mètres d’altitude, au pied du glacier des Deux-Alpes. Sauf que « ce chantier pharaonique » a du plomb dans l’aile : à peine construits, les pylônes doivent être démontés à cause d’une malfaçon. Un couac qui risque de faire monter la facture totale de l’infrastructure, qui s’établit déjà à 135 millions d’euros.

© Louise Allain / Reporterre

« À la Sata, ils ne font pas les fiers en ce moment. Le troisième tronçon de La Grave n’est sans doute pas le premier dossier sur leurs bureaux », assure Thierry Faivre, du collectif d’opposants La Grave Autrement. « Ils ont perdu beaucoup d’argent sur cette opération. Cela doit affecter leurs fonds propres et leur crédit auprès des banques. C’est sûr qu’en interne, cela ne doit pas être simple », confirme Niels Martin, géographe également membre de La Grave Autrement.

À l ’arrivée du 2e tronçon du téléphérique sont affichés les permis de démolir la gare d’arrivée actuelle et de remplacer le téléski par un troisième tronçon de téléphérique.
© Baptiste Soubra / Reporterre

Un modèle décrié

Dans tous les cas, ce tire-fesses, qui permet aux skieurs d’accéder en haut du glacier, est voué à disparaître. La Girose a tellement fondu que les perches du téléski fonctionnant au fioul ne touchent même plus le sol. La SATG souhaite donc le démonter et le remplacer par un troisième tronçon de téléphérique flambant neuf, tournant à l’électricité. Mais ce modèle oppose deux visions de la montagne. D’un côté, ceux qui préfèrent laisser ces sommets en paix. De l’autre, ceux qui vivent du tourisme et espèrent profiter la manne financière que rapporte le glacier, notamment des commerçants du village de la Grave.

Certains affichent ainsi ostensiblement leur soutien au projet, comme Nathalie, tenancière du café restaurant du Chalet Alp’ Bar depuis cinq ans. « Ensemble pour notre avenir, sauvegardons nos emplois, préservons nos glaciers, partageons sa beauté, survolons la Girose », est inscrit sur les vitres de son établissement. À l’intérieur du bar, sur le comptoir, une petite pile de stickers « Just Do It [fais-le], oui au téléphérique ».

Certains restaurants affichent leur soutien au projet.
© Laury-Anne Cholez / Reporterre

« On en a besoin pour vivre », assure Nathalie. À la sortie du village, Marivy partage cet avis. Elle tient le gîte Le Rocher depuis dix-neuf ans. Devant la grande bâtisse, des enfants jouent dans une cabane en bois. Dans la grande salle, le couvert est déjà dressé pour le service du soir. Sur le mur, la même affiche que dans le café de Nathalie. « Un jour, le ski s’arrêtera, donc autant être attractif l’été. On veut continuer à vivre ici à l’année, avec des commerces, une école, un docteur et pouvoir attirer les jeunes et les familles », explique Marivy.

En fond de vallée, le village de La Grave vit en grande partie des retombées économiques de la station de ski.
© Baptiste Soubra / Reporterre

Développer l’activité économique dans le village de La Grave est l’argument déployé par la Sata pour séduire celles et ceux qui vivent du tourisme. Le concessionnaire promet des retombées de l’ordre de 560 millions d’euros durant les trente ans de la concession. Ces estimations seraient surévaluées d’au moins 40 %, selon une contre-étude menée par le collectif La Grave Autrement. « Comme dans tous les projets, il y a un chantage à l’emploi sans aucune démonstration derrière », explique l’avocat des opposants, Me Benjamin Cottet-Emard.

« La Sata considère qu’avec un troisième tronçon elle pourra augmenter le prix du ticket [des forfaits] l’été. Cela va nous couper de la clientèle traditionnelle de classe moyenne, sans pour autant attirer un nouveau type de public comme à Chamonix. Nous n’avons pas le produit qui va avec, pas de grands magasins. Nous sommes un petit village de montagne », renchérit Niels Martin.

Devenir l’Aiguille du Midi ?

Faire de la Girose une attraction touristique comme l’Aiguille du Midi de Chamonix, un sommet doté d’un musée et d’une terrasse panoramique sur les sommets enneigés et le glacier ? L’idée n’est pas pour déplaire à certains habitants, comme l’une des serveuses du restaurant-chalet Les Ruillans. Perché à 3 200 mètres d’altitude, l’établissement doit être détruit pour y bâtir la future gare de départ du troisième tronçon. « Les piétons vont pouvoir monter à 3 600 mètres d’altitude. Ils pourront profiter de la vue sur le massif des Écrins et découvrir les milieux glaciaires. Cela permettrait de les sensibiliser à leur protection », assure la jeune femme, qui préfère rester anonyme.

Aujourd’hui, pouvoir skier sur le glacier de la Girose est réservé à une poignée d’initiés. Il faut d’abord payer un forfait à 59 euros la journée. Puis s’équiper avec du matériel de ski hors piste : détecteur de victimes d’avalanches, pelle et sonde. Ici, aucune piste n’est damée ou sécurisée. La Grave est le paradis des « freeriders » qui tracent leur chemin dans les champs de poudreuse bordés de barres rocheuses et qui savent louvoyer entre les sapins et leurs racines découvertes par la fonte de la neige. Certains jouent la sécurité en louant les services d’un guide de haute montagne, comme Paul [*].

On le rencontre sur la terrasse du refuge Evariste Chance, où sa cliente fait une pause avant la descente. Cela fait vingt ans qu’il travaille sur le domaine. « Une partie des guides voudraient revenir à quelque chose de plus naturel. Une autre pense que sans ce troisième tronçon, le téléphérique ne pourra pas tourner et que le village mourra. Moi, je préférerais qu’il n’y ait rien sur le glacier et que la montagne reste sauvage. En même temps, je travaille ici, grâce au téléphérique… C’est compliqué. »

Antoine vit à la Grave depuis plus de dix ans. Ni pour ni contre le troisième tronçon du téléphérique, il porte un regard nuancé sur le projet.
© Baptiste Soubra / Reporterre

Cette ambivalence se retrouve également chez Antoine, un habitant de La Grave, qu’on rencontre dans la télécabine. « Le vieux téléski a un impact énorme. L’enlever pour mettre à la place deux pylônes, un câble et un téléphérique qui marche à l’électricité, d’un point de vue écologique, ce n’est pas ce qu’il y a de pire. Et puis, pourquoi les gens qui ne connaissent pas la haute montagne n’auraient-ils pas le droit d’aller là haut une fois dans leur vie », dit-il.

Là-haut justement, le panorama sur les Alpes est à couper le souffle. Au nord, lorsque le temps le permet, on aperçoit le mont Blanc. Au sud, le massif des Écrins et ses mythiques sommets : la barre des Écrins ou l’Ailefroide. Un monde de neige, de glace et de roche sans téléphérique ni station. Un univers sauvage et encore préservé des appétits de l’industrie du ski.




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