Le livre Des forêts en bataille, écrit par le journaliste de Reporterre Gaspard d’Allens, paraît au Seuil dans la collection Libelle le 18 avril. Texte d’intervention et manifeste, il invite à intensifier les luttes en forêt et à sortir de l’écopaternalisme. À l’heure de la crise écologique, ce ne sont pas les forêts qui ont besoin de nous, mais nous, humains, qui sommes arrimés à leur devenir. En voici les bonnes feuilles.
La forêt représente un tiers du territoire national mais la plupart de nos contemporains en sont devenus ignorants et amnésiques. C’est un camaïeu de vert lointain, un arrière-plan à la lisière de nos existences. Nous ne savons quasiment rien de son fonctionnement et de ses richesses. Nous avons collectivement perdu le lien et nous croyons, de manière illusoire, s’être libérés de toute dépendance. La forêt n’a pas besoin de brûler, elle a déjà disparu dans la plupart des esprits.
Les herbiers à l’école sont abandonnés, le cursus de botanique à l’université est supprimé, les missions pédagogiques de l’Office national des forêts pour les enfants sont délaissées. Le peu de missions qu’il reste, à cause des restrictions budgétaires, sont désormais subventionnées par TotalÉnergies ou d’autres multinationales. En 2020, l’enseigne de grande distribution E.Leclerc a distribué un demi-million de kits (une paire de gants en caoutchouc jetable, un sac poubelle et un chasuble) aux écoliers dans le cadre de son initiative « Nettoyons la nature ».
La peur de la nature et du sauvage
Dans ces opérations orchestrées par la grande surface, les enfants ramassent bénévolement les déchets produits par ce même système économique. Comment croire que c’est par le biais de ce type d’action que nous allons réussir à recréer de l’émerveillement vis-à-vis du monde vivant ?
L’éducation au « développement durable », consensuelle et molle, a pris le pas sur une école buissonnière, réellement émancipatrice. On y apprend la nature sous l’angle moralisateur, via l’évolution des comportements individuels, au détriment des dimensions politiques de la crise écologique et de la découverte concrète du monde sensible.
La société préfère enseigner aux jeunes d’éviter toute expérience directe avec la nature, elle se barde d’assurance tous risques et cultive la peur avec tout ce qui n’est pas maîtrisé. Peur de la pluie et du vent, des animaux sauvages, des insectes, peur de se promener seul ou de marcher dans la nuit. Aujourd’hui, en moyenne, un enfant français passe moins de deux heures par jour à l’extérieur, et encore, c’est principalement pour prendre les transports ou faire des courses. Ses moments passés à l’air libre correspondent au temps de sortie quotidien d’un détenu. Nous devons à tout prix trouver les moyens de nous évader collectivement et construire les conditions d’une fugue massive, contre ces conditions d’assujettissement et d’impuissance.
« Un enfant passe autant d’heures dehors qu’un détenu »
Mais, il faut reconnaître que c’est mal parti. Une « generation indoor » — une « génération canapé » qui ne quitte plus son appartement — est même en train d’apparaître. D’après les données de Santé publique France, 39 % des enfants de 3 à 10 ans ne jouent jamais en plein air et seuls 50 % des enfants pratiquent des jeux dehors au moins deux jours d’école par semaine. Aux États-Unis, c’est encore pire, selon Richard Louv, le cofondateur du réseau Children and Nature, seuls 6 % des enfants âgés de 9 à 13 ans jouent à l’extérieur la semaine, moins d’un enfant sur cinq va à l’école à pied. « Les parents avaient grandi dans la nature, leurs enfants grandissent à la maison », constate-t-il. Au cours des trente dernières années, la superficie du territoire où les enfants peuvent circuler sans la supervision immédiate de leurs parents a diminué de 90 %. Le journaliste américain évoque « un trouble de déficit de nature » pour désigner ce nouveau mal qui frappe une grande partie de la population.
Une virtualisation de nos modes de vie
Avec l’arrivée des écrans, la situation s’est empirée. C’est le monde, dans sa matérialité, qui nous est progressivement retiré. C’est son expérience concrète qui s’éteint, au profit d’une lumière bleutée et d’un « scrolling » du doigt toujours plus frénétique. La moitié de la population passe onze heures ou plus par jour devant un écran. C’est un temps volé au reste, une attention qui est capturée et qui entraîne irrémédiablement une virtualisation de nos modes de vie.
Comment les jeunes générations peuvent-elles faire preuve d’empathie et désirer préserver un monde naturel menacé par les activités humaines, quand ce monde disparaît de plus en plus vite et qu’on le connaît de moins en moins ? Comment se sentir en lien avec d’autres êtres vivants ou milieux si nous ne les avons jamais côtoyés ? Comment renouer avec la poésie du vent et de la pluie quand l’on vit claquemuré entre l’asphalte et le béton ? Plotin disait « chaque âme est et devient ce qu’elle contemple ». À force de regarder nos écrans à longueur de journée, que sommes-nous en train de devenir ?
Aux États-Unis, selon une étude récente, un enfant arrive à distinguer 1 000 logos de marques, mais il est incapable de reconnaître dix feuilles de végétaux ou d’arbres. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Même au sein du milieu écologique, la méconnaissance du vivant est saisissante. Lors de l’émission « Aux arbres citoyens » sur France 2, en novembre 2022, présenté par Hugo Clément et Léa Salamé, les invités sur le plateau étaient bien en peine de distinguer un marronnier, un hêtre ou un châtaignier. « Et surtout ne nous demandez pas de reconnaître le chant des oiseaux ! C’est trop difficile ! », s’exclamait Hugo Clément.
Dans le mouvement climat, chez les journalistes écolo ou le milieu des ONG, « la biodiversité » est une cause trop souvent théorique, qui n’est pas vécue ou éprouvée réellement, personnellement. Ce n’est pas tant quelque chose à blâmer, une dissonance à railler bêtement, mais plutôt une prise de conscience de notre fragilité. En se coupant d’un lien vibrant avec le vivant, on se prive de puissances et de joies qui nourriraient notre combat et nous donneraient un véritable ancrage.
L’exode forestier
Il faut avoir une lecture politique de ce qui nous arrive. Ce n’est pas qu’une question de volonté individuelle. On nous a délibérément arrachés aux bois, privés de ses forces prodigieuses et de ses pouvoirs. Rien n’est dû au hasard. Nous traversons une nouvelle étape dans le processus d’expropriation et de spoliation qu’engendre le capitalisme industriel. La dépossession de notre lien à la forêt qui ne cesse de s’accélérer et de s’approfondir s’inscrit dans un long processus qui a accompagné l’avènement de ce modèle économique, et qui nous a historiquement séparé de nos milieux de vie et de nos moyens de subsistance. On n’a pas seulement oublié la forêt, on nous l’a fait oublier.
Dès le XVIe siècle, les communautés paysannes ont été privées d’accès à leurs communs, à leurs forêts et à leurs champs au profit de grands propriétaires fonciers. Expulsées de chez elles, elles ont dû s’embaucher dans les manufactures, rejoindre la ville et rompre progressivement le lien, physique et spirituel, qu’elles entretenaient avec la terre.
Ce phénomène d’enclosures, déjà décrit par Marx, n’est en rien terminé. Il se prolonge encore aujourd’hui, s’aggrave et s’intensifie jusqu’à bâtir une humanité hors-sol, complètement dépendante de la mégamachine et coupée de toute forme d’autonomie. La numérisation du monde, le déracinement de la population et « la prise de terre » des industriels vont de pair. Elles bâtissent un système cohérent, des formes d’enclosures que l’on pourrait qualifier d’existentielles. La forêt n’est plus seulement clôturée et privatisée physiquement, elle s’efface de nos têtes et de nos références culturelles, elle s’évanouit, liquéfiée dans nos modes de vie artificiels. Cela n’a rien d’anodin. C’est un choix politique. La forêt nous est rendue peu à peu indisponible, inaccessible et illisible. Nous sommes devenus sans bois, comme nous avons été sans terres, l’exode rural est aussi un exil forestier.
Une balade en forêt vous expose à une amende
Depuis le 2 février 2023, une loi pénalise l’accès aux « propriétés privées rurales et forestières ». Y pénétrer sans autorisation peut conduire à une contravention de 750 euros. Plusieurs grands propriétaires commencent à barder leur terrain de panneaux d’interdiction. Dans le massif de la Chartreuse, un marquis s’est offusqué du passage de « hordes déferlantes de curieux irrespectueux sans foi ni loi » et a interdit aux randonneurs l’entrée de ses 750 hectares de forêt en plein cœur de la réserve naturelle. Il y organise désormais en toute quiétude ses parties de chasse. Dans les Alpes-Maritimes, un autre marquis a interdit au public l’accès à son terrain qui représente 90 % des espaces naturels de la commune de Villeneuve-Loubet et a même embauché des gardes pour faire respecter cette réglementation.
La plèbe est priée d’aller voir ailleurs et de retourner gentiment derrière les écrans. Les 3 % de riches propriétaires qui détiennent 50 % de la forêt privée en France pourront s’aménager confortablement leur terrain de jeu et leur production. En parallèle, dans les espaces naturels publics surfréquentés, comme les Calanques, les autorités imaginent des techniques de contrôle toujours plus raffinées, avec des réservations numériques et des QR code à flasher. Bien installés dans l’hémicycle, des parlementaires réfléchissent même à la possibilité de rendre payant l’accès aux parcs nationaux.
« C’est maintenant que tout se joue »
Voilà où nous en sommes. Les pressions viennent de toutes parts et nécessitent une mobilisation accrue pour défendre nos communs. Ce qui se passe est loin d’être anecdotique. À mesure que l’on dépeuple les forêts, on laisse croître le ravage. Tandis que l’on nous dit de détourner le regard, l’industrie fait main basse sur les bois, les professionnels et les propriétaires confisquent le débat. Nous sommes au seuil d’une grande transformation. Tout porte à croire que c’est maintenant que cela se joue. La forêt est à la croisée des chemins.
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Des forêts en bataille, de Gaspard d’Allens, éditions Seuil, 2024, 72 p, 4,90 euros. |