• ven. Mai 3rd, 2024

À pied, à vélo, en kayak, ces facteurs bénévoles font l’éloge de la lenteur


Redon (Ille-et-Vilaine), reportage

Dans l’une des salles du rez-de-chaussée de l’Institut d’éducation motrice (IEM) de Redon, Killian peine à cacher son impatience. Dans les mains du jeune adulte atteint d’une déficience motrice importante, une lettre, qu’il a écrite avec l’aide de l’équipe éducative. Elle est destinée à Laurent et Armelle, le couple de travailleurs sociaux chez qui il a habité pendant près de dix ans et qu’il n’a pas revu depuis plusieurs années.

Depuis l’Institut d’éducation motrice (IEM) de Redon, Killian a écrit une lettre à Laurent et Armelle, chez qui il a vécu pendant une dizaine d’années.
© Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Sur l’enveloppe, pourtant, pas de timbre. Contrairement à un courrier classique, acheminé par voie postale, la lettre de Killian va être remise en main propre à son ancienne famille d’accueil par une des factrices bénévoles de l’Agence des facteurs humains.

À vélo, en kayak, en brouette

Créée en 2020 à l’initiative de Vincent Berthelot, cette agence informelle regroupe près de 150 facteurs bénévoles à travers la France. Le plus souvent à vélo ou à pied, en kayak, voire en brouette, toujours en mobilité douce, ces facteurs sillonnent la France pour porter en personne les « messages importants, mais pas urgents » qui leur ont été confiés. Des messages d’amour et de tendresse souvent, des tentatives de retrouvailles aussi, parfois.

Devant les jeunes de L’IEM, Vincent raconte l’histoire des Facteurs humains et les périples qui les mènent parfois sur d’autres continents.
© Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

« Tout le monde peut écrire une lettre transportée par les facteurs humains, dit Vincent Berthelot, le sourire malicieux. Il suffit d’indiquer à l’Agence le lieu où la lettre doit être récupérée et celui où elle doit être livrée. Si le trajet correspond à un déplacement prévu par un des facteurs, la lettre pourra être transportée. »

« J’ai arrêté de compter à 240 lettres et 20 000 kilomètres »

Au guidon de son inséparable vélo couché, Vincent Berthelot ne compte plus ni le nombre de lettres qu’il a transportées ni le nombre de kilomètres qu’il a engloutis depuis qu’il s’est fait messager bénévole, il y a près de dix ans. « J’ai arrêté de compter à 240 lettres et 20 000 kilomètres, dit, amusé, celui à qui Sanseverino a consacré la chanson Facteur Pirate. De toute façon, ce n’est pas la quantité qui compte. »

Accompagnée par Vincent, Nelly emprunte le chemin de halage le long de la Vilaine pour livrer la première lettre de l’IEM, direction Langon.
© Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Ce qui compte, pour le Redonnais d’adoption qui a raconté son histoire dans son livre Le facteur humain (Éditions Paulo-Ramand, 2023), ce sont d’abord les liens que ces lettres permettent de créer entre ceux qui les écrivent, ceux qui les portent et ceux qui les reçoivent.

« Quand on vous confie une lettre, on vous raconte souvent un bout de l’histoire qu’il y a derrière, dit-il. Ce sont de très beaux moments de partage. Et puis une fois arrivée à destination, c’est très émouvant d’apporter une lettre écrite par quelqu’un dont le destinataire n’a parfois plus eu de nouvelles depuis plusieurs années. »

Un « côté magique »

Voisine et amie de longue date de Vincent Berthelot, Gwenola Furic fait partie des premières épistolières à lui avoir confié des missives à transporter. Elle non plus ne compte plus le nombre de courriers qu’elle lui a remis. « D’ailleurs, une fois que je les ai écrits, j’oublie presque immédiatement ce qu’ils contiennent », rit-elle, attablée dans l’un des cafés de la ville où les deux amis ont leurs habitudes.

Ce que la conservatrice n’oublie jamais, en revanche, c’est la réaction des destinataires de ses lettres lorsqu’ils les découvrent, stupéfaits. « Grâce au récit que m’en fait Vincent, c’est un peu comme si j’avais partagé ce moment avec eux. Il y a un côté magique. »

Un « côté magique » qui a convaincu Nelly Bescher, installée à Redon depuis quelques années, de devenir factrice bénévole. En ce début de printemps, l’ancienne enseignante s’apprête à livrer à vélo la lettre que Killian a écrite à Laurent et Armelle. Direction, donc, la commune de Langon, à une vingtaine de kilomètres de Redon en remontant la Vilaine. Précautionneuse, Nelly a fait vérifier l’état de son vélo et a pris soin d’emporter une cape de pluie.

Laurent découvre avec émotion le courrier « important mais pas urgent » préparé par Killian, qu’il n’a pas revu depuis plusieurs années.
© Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Vincent l’interroge : « Alors, comment est-ce que tu penses que ça va passer ? » Les joues rosies par le vent et les nombreux kilomètres déjà parcourus, alors que, déjà, apparaît à l’horizon une maison à l’adresse indiquée sur l’enveloppe de Killian, Nelly Bescher dit en souriant : « Je vais profiter du moment. Ça ne sert à rien que j’essaie de trop prévoir. »

Sur le perron, un homme. À peine a-t-il le temps de confirmer « oui, c’est bien moi, Laurent » qu’il se retrouve avec la lettre de Killian en main. Fébrilement, l’ancien travailleur social ouvre l’enveloppe. « Killian est resté presque dix ans ici, dit-il, surtout à lui-même. On en a vécu des choses ensemble, ça, c’est sûr », continue-t-il, quand, sur le pas de la porte apparaît sa compagne, Armelle.

Les mots de Killian, emplis d’affection et de souvenirs partagés, sont accompagnés de pictogrammes d’aide à la rédaction.
© Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

« Regarde, c’est Killian qui nous a écrit. » Entre eux, plus un mot, mais sur le visage d’Armelle, un sourire franc et quelques larmes, qu’elle essuie discrètement. « Une fois que vous serez partis, il va me falloir du temps pour réaliser ce qui est en train de se passer », dit Laurent, à qui Nelly enjoint de prendre la pose pour une photo : « C’est pour que je la montre à Killian quand je vais lui raconter ma visite ici », précise-t-elle.

Une philosophie de la lenteur

Sur le trajet du retour, le vent souffle de face, le rythme des cyclistes est plus lent. « De toute façon, on n’est pas pressés, dit Vincent Berthelot. On peut prendre notre temps. » Une philosophie de la lenteur que le retraité a faite sienne et qui pourrait résumer presque à elle seule l’aventure poétique et écologique de l’Agence des facteurs humains.

Lire aussi : Pour être libres, soyons lents

Distribuées au gré des disponibilités des facteurs bénévoles et en fonction des temps de trajet requis, certaines lettres mettent quelques jours à arriver jusqu’à leur destinataire, d’autres plusieurs semaines, certaines plusieurs mois. D’autres, encore, attendent toujours de trouver un facteur qui puisse les emporter à bon port, comme ces trois lettres au départ de Redon, l’une pour Bovel (Ille-et-Vilaine), l’autre pour la Géorgie, la dernière pour l’Afrique du Sud.

« On a trouvé des facteurs pour l’Inde, la Bolivie ou même Cuba »

« Ça prendra le temps que ça prendra, mais je suis sûr qu’on finira par trouver quelqu’un pour les livrer. On a bien trouvé des facteurs pour l’Inde, la Bolivie ou même Cuba, raconte celui qui compte parmi ses ouvrages de référence Le Droit à la paresse, de Paul Lafargue. Par contre, ça demande d’accepter de prendre son temps et de lâcher prise, affirme-t-il. En ce sens, c’est un contre-pied total au rythme effréné qu’on nous impose où il faut tout faire tout de suite, sans réfléchir ni prendre le temps de rien. »

En filigrane, l’Agence des facteurs humains est profondément politique, s’ancrant sur un éloge de la lenteur et des relations humaines.
© Pierre-Yves Lerayer / Reporterre

Une façon pour le sexagénaire de rappeler la dimension beaucoup plus subversive qu’il n’y paraît de l’Agence des facteurs humains, tandis que, devant lui, le marais s’étire à perte de vue.

À Redon l’attendent deux jeunes cyclistes, désireux de le rencontrer après avoir entendu parler de l’Agence des facteurs humains par un cycliste nantais. Ils roulent depuis un an, en France et bientôt en Irlande, et au moins encore jusqu’à l’automne prochain. Peut-être deviendront-ils eux aussi des facteurs humains, rêve tout haut Vincent Berthelot.



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