• sam. Mai 4th, 2024

L’aventure de Gianluca Grimalda, ce chercheur viré pour avoir refusé de prendre l’avion


Entre deux maux, il a choisi le moindre : perdre son job plutôt que de monter dans un avion. Chercheur en psychologie sociale, Gianluca Grimalda, 52 ans, a été licencié par l’Institut pour l’économie mondiale (IfW) de Kiel, en Allemagne, après avoir refusé de rentrer par les airs à son laboratoire en raison du coût écologique de ce mode de transport. En mission durant sept mois sur l’île Bougainville, dans l’archipel des Salomons au large de l’Australie, il a accompli un périple de soixante-douze jours pour rentrer chez lui. Parti mi-octobre 2023, il a parcouru 28 000 kilomètres en cheminant en bateau, en bus, en camion et en voiture. Une décision qui a un goût d’évidence : le chercheur est membre depuis deux ans des Scientifiques en rébellion, un collectif qui lutte contre la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité. À ce titre, il a participé à des actions de désobéissance civile, comme lorsqu’il a collé sa main sur le sol du musée Volkswagen en Allemagne, ou bloqué un aéroport privé en Italie.

Wolfgang Cramer, chercheur CNRS à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE) et soutien de Grimalda, parle de lui comme d’une « source d’inspiration » : « Il a poussé à l’extrême la nécessité de réduire l’empreinte carbone importante du monde de la recherche ». Quelques mois après que son action a été largement médiatisée, nous avons voulu retracer son aventure.

« Pop ! » : sa silhouette gracile surgit de l’autre côté de notre écran. Nous avions initialement prévu d’aller le voir en train à Passau, une petite ville d’Allemagne au confluent du Danube, de l’Inn et de l’Ilz, qui lui vaut le surnom de « ville aux trois rivières ». C’est là qu’il a déménagé après avoir accepté une bourse de six mois à l’université, jusqu’à l’été. « Je serais ravi de vous rencontrer, même si je suis un peu préoccupé par les émissions de gaz à effet de serre qu’implique votre venue depuis Paris », a-t-il réagi, mi-figue, mi-raisin, à notre proposition de le rejoindre.

Après réflexion, nous avons décidé de mener cet entretien à distance. Une frustration adoucie par la chaleur de son sourire en coin, que l’on découvre au travers de notre écran d’ordinateur, et celle de ses yeux en amande, fort expressifs derrière ses montures bleues. Il tourne sa caméra pour présenter sa collection de cartons, encore empilés comme des kapla dans sa chambre exiguë, dernière escale de l’épopée rocambolesque qu’il s’apprête à nous conter.

Machettes et volcan en éruption

De son anglais tiédi par un accent italien, Gianluca Grimalda nous ramène un an en arrière, au sud-ouest de l’océan Pacifique. Il nous plante le décor, luxuriant : nous sommes sur l’île Bougainville, une province autonome de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il s’y était rendu en train, bus et bateau pour les deux tiers du trajet. Et avait accompli le reste en avion depuis l’Inde. Dans le document compilant cet itinéraire, l’homme qui pratique le voyage lent depuis plus de dix ans, y compris dans le cadre du travail, a ajouté une émoticône en larmes au-dessus de cette portion.

Il a passé sept mois sur l’île et parcouru une trentaine de villages pour y étudier les effets sociaux du changement climatique qui se manifeste crûment : sous forme de vagues qui dévorent les terres, engloutissent des atolls entiers et condamnent les habitants à déguerpir. « Ici, tous ont connu des déplacements provisoires ou définitifs à l’intérieur des terres. Ils subissent aussi des pénuries liées au manque d’eau, à cause du soleil qui — c’est leur expression — “est trop chaud”. » Lui, le chercheur à la barbe touffue, essaie de comprendre à quel point les infortunés parviennent à s’entraider et partager les ressources face à ces calamités.

Ferry, bus… Le chercheur est revenu en Allemagne sans passer par les airs.
G. Grimalda

Hélas, l’exploration ne s’est pas déroulée comme prévu. Après trois semaines sur le terrain, il a été pris en otage pendant quelques heures — il mime « les machettes » utilisées pour le menacer. Ce rapt a été, selon les informations qu’il a depuis collectées, échafaudé par d’ex-combattants indépendantistes avec la complicité probable de ses propres assistants. Des rumeurs sur une nouvelle attaque l’ont poussé, par la suite, à changer son itinéraire. Début juillet, nouvelle sueur froide : le jeune volcan Bagana entrait en éruption, l’immobilisant une poignée de jours.

« On m’a dit que c’était une folie »

En bref : Grimalda était en retard. Le 11 septembre, alors qu’il devait être rentré à Kiel, il se trouvait toujours sur le terrain. Le mercredi 27 septembre, l’institut IfW Kiel lui a intimé, lors d’une réunion en visio, de se pointer cinq jours plus tard. « C’était un ultimatum brutal : soit je retournais au laboratoire en sautant dans un avion, soit je perdais mon emploi. » Les premières nuits, tiraillé, il n’a pas dormi. « Cela fait plus de dix ans que je pratique l’objection de conscience à l’égard de l’aviation », appuie-t-il. Un médecin lui aurait alors, selon ses dires, rédigé un certificat attestant des potentielles conséquences d’un voyage en avion sur sa santé mentale. Il a eu beau offrir de prendre un congé sans solde le temps de cheminer sans voler, la requête a été refusée.

Le 11 octobre, son employeur lui a adressé une missive l’informant de la fin de leur « relation de travail ».

Rétrospectivement, l’Italien se déclare heureux d’être resté droit dans ses bottes. « Certains m’ont dit que c’était une folie de sacrifier son travail pour un vol. Mais la folie, n’était-ce pas, à l’heure de l’utilisation inconsidérée des combustibles, de continuer à faire comme si de rien n’était ? », philosophe-t-il. Il observe que dans le monde entier, « prendre l’avion reste l’apanage de l’élite qui produit la majeure partie des émissions ». « Les chercheurs occidentaux en font partie, ajoute-t-il, alors ça passe aussi par nous ».

« L’avion est l’apanage de l’élite. Les chercheurs occidentaux en font partie »

Surtout, il a tenu une promesse qui lui était chère : tout au long de son périple, il s’était engagé auprès des « 1 800 participants » à ses recherches à rentrer intégralement par des modes de transport terrestre et maritime. « En raison du passé colonial du pays, les hommes blancs sont parfois réputés pour être des menteurs, des giamans. Hors de question d’agir ainsi. »

Son ex-employeur, l’institut IfW Kiel, n’a pas voulu « commenter en public les questions de personnel interne ». Il précise néanmoins à Reporterre avoir soutenu Gianluca Grimalda lors de ses précédents « voyages lents »ce que l’intéressé confirme sans ambage — et indique que dans les cas où un trajet en avion est « nécessaire », « nous offrons une compensation pour le CO2 ».

Le tribunal l’a débouté en première instance

C’est cette « nécessité » de rentrer illico presto que Gianluca Grimalda conteste aujourd’hui devant la justice. Il trouve son licenciement injustifié, argue qu’il pouvait tout à fait s’acquitter de ses responsabilités professionnelles lors de son voyage retour. « Le voyage lent, ce n’est pas les vacances, défend-il. Partout où je me trouvais, même dans un bateau surchargé, je parvenais à trouver un coin pour travailler sur les données collectées sur le terrain. »

Il a été débouté en première instance. Le tribunal a estimé qu’il n’avait pas suffisamment informé son employeur qu’il ne pourrait pas rentrer à Kiel le 11 septembre, et que l’institut était tout à fait qualifié à lui demander de revenir par avion le plus rapidement possible. Le chercheur envisage désormais de faire appel. « Peut-être plus encore que de retrouver mon emploi, je veux inscrire dans la loi allemande qu’un employé ne peut être licencié pour objection de conscience à prendre l’avion », dit-il en ravalant un soupir rêveur.

Jour 61 : traversée entre le Tajikistan et l’Afganisthan.
G. Grimalda

C’est sans emploi, donc, que Gianluca Grimalda s’est lancé le 15 octobre 2023 dans ce périple retour. Une expérience qu’il débite avec la volubilité d’un môme tout juste revenu d’un voyage scolaire. Il a traversé seize pays, patiemment, au gré des galères de visa et des complications pécuniaires liées à la perte précoce de sa carte bancaire, avalée par un distributeur à Bangkok. A partagé la cabine d’un matelot à bord d’un navire de fret, entre Buka et Rabaul. « Il n’y avait aucune terre à l’horizon, juste des nuages et des dauphins, et l’arôme enivrant du coprah [L’amande de la noix de coco décortiquée] que le navire transportait », se souvient-il. Toujours sur l’eau, entre Jayapura et Surabaya, en Indonésie, il a voyagé 131 heures en troisième classe, sans douche et sans internet. Il a aussi retrouvé la joie de jouer du piano dans une église protestante du centre de Semarang.

Région autonome ouïghoure du Xinjiang, Haut-Badakhchan, Ouzbékistan… Dans chaque zone traversée, le chercheur a chéri les rencontres.
G. Grimalda

Il n’oubliera jamais, non plus, ce camion qu’il a tant espéré, le pouce levé, à 4 600 m d’altitude et par -21 °C, pour passer de Tashkurgan (Chine) à Murghab (Tajikistan). « J’ai attendu plusieurs heures. C’étaient les plus longues de ma vie. Je voyais le soleil descendre, peu à peu, et j’ai fini par me mettre sur les genoux, pour supplier les véhicules de s’arrêter. Des soldats se sont arrêtés et ont stoppé un camion pour moi et un pour mes bagages. »

Au Tadjikistan, il a eu le souffle coupé tout au long de la route M41, qui traverse le massif du Pamir en Asie centrale et longe la frontière avec l’Afghanistan. Il s‘est arrêté pour une visite émerveillée dans la ville de Samarcande, en Ouzbékistan, connue pour ses mosquées et ses mausolées.

« J’ai vraiment eu 99,99 % d’interactions positives avec les personnes croisées. Je suis vraiment d’accord avec le journaliste George Monbiot quand il dit que nous sommes une société d’altruistes gouvernés par des psychopathes. »

Et si son licenciement était lié à son militantisme ?

En tout, il a parcouru plus de 28 000 km en ferry, en train, en autocar, en voiture et en camion. Selon ses estimations et nos propres calculs, le voyage lent lui a permis de diviser par dix les émissions de gaz à effet de serre comparé à un trajet en avion. Il aurait ainsi économisé près de 5 tonnes de CO2, à peu près ce qu’une personne moyenne dans le monde émet en un an.

À son arrivée en Italie, juste avant Noël, sa mère l’a reconnu et ce n’était pas un mince soulagement. C’était sa plus grande crainte : qu’elle ne se souvienne plus de lui, à cause d’une « saleté de maladie » qui débranche progressivement des pans de sa mémoire. Son père, lui, l’a accueilli froidement. « Quand il a appris ce qui s’était passé dans les journaux, il m’a appelé pour me dire : “Tu déshonores notre nom de famille”. Et il s’est mis à pleurer », raconte le fiston, la gorge nouée. Pourtant, il a l’impression de tenir de ce paternel au passé de « réfugié de guerre ». En 1945, à la suite de la défaite de l’Italie fasciste pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait fui la cité maritime de Trieste, récupérée par la Yougoslavie. « Il m’a légué un sens de la rébellion face à l’injustice », assure Grimalda, ému en évoquant les récents progrès dans sa relation avec son père. « J’ai cru qu’en luttant, j’avais perdu son amour. »

Une hypothèse trotte d’ailleurs dans la tête du chercheur : et si son licenciement était avant tout dû à sa volonté de ne rien céder face aux forces qui détruisent les possibilités de vivre dans ce monde ? Ses supérieurs lui ont reproché à plusieurs reprises, assure-t-il, ses actions de désobéissance civile. Son employeur n’a pas voulu répondre à Reporterre sur ce point.

« Le refus de prendre l’avion était un prétexte pour se défaire d’un collègue qui leur amène une mauvaise publicité en Allemagne, affirme Julia Steinberger, professeur de défis sociétaux liés au changement climatique à l’université de Lausanne. Normalement, les instituts de recherche ne se comportent pas de telle manière, surtout quand le travail continue d’être fait, comme c’est le cas avec Gianluca », poursuit celle qui l’a rencontré dans la mouvance des Scientifiques en rébellion, et le considère désormais comme un ami. Wolfgang Cramer, chercheur au CNRS, partage la même conviction : « C’est regrettable, surtout pour un laboratoire qui a une bonne réputation. »

Après plus de deux heures d’échanges, Gianluca Grimalda reste positif. Dans sa petite chambre en Bavière, il rédige un livre sur cette aventure qui a déjà fait le tour des médias du monde. Il prépare, aussi, un nouveau voyage jusqu’à Bougainville, pour compléter ses travaux. « J’irai en tant que chercheur indépendant, grâce à une campagne de financement participatif. » Il prévoit d’entamer son périple fin juillet. Sans avion, évidemment.


Le voyage de Gianluca Grimalda en trois graphiques :

© Nicolas Boeuf / Reporterre

© Nicolas Boeuf / Reporterre





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