• sam. Mai 4th, 2024

« Nous sommes dans une ère de grands reculs environnementaux »


Marie Toussaint, juriste de formation et eurodéputée sortante, est la tête de liste des Écologistes aux élections européennes du 6 au 9 juin 2024. Inscrivez-vous à notre infolettre pour ne pas manquer les entretiens des autres candidats de gauche, Manon Aubry (LFI) et Raphaël Glucksmann (PS-Place publique).


Reporterre — Vous avez reconnu lors de votre dernier meeting que cette campagne électorale était « difficile » et n’avait pas « rencontré d’adhésion populaire ». Comment l’expliquez-vous ?

Depuis au moins un an et demi, une bataille est menée contre toutes les politiques écologiques. Les droites, sous influence de l’extrême droite, prétendent que l’environnement serait la cause des problèmes des paysans, que les politiques de protection du climat et de la nature porteraient atteinte à l’économie et à la question sociale. Or, les personnes qui disent cela sont les mêmes qui refusent de transformer l’économie, l’accompagnement social ou de lutter contre la pauvreté.

Cela va de pair avec une tendance européenne de stigmatisation, voire de criminalisation des défenseurs de l’environnement. Nous sommes dans une ère de grands reculs environnementaux, cela rend la situation plus difficile pour les écologistes qu’elle ne l’était il y a cinq ans [les écologistes français avaient créé la surprise avec leur score de 13,5 % aux élections européennes de 2019]. J’avais alors réussi à construire la mobilisation de l’Affaire du siècle [une campagne signée par plus de 2 millions de personnes pour faire reconnaître l’inaction climatique du gouvernement].

Nous n’avons pas encore réussi à construire cela dans le cadre de cette campagne. On a l’habitude chez les écolos : à la moindre erreur, on est conspué, moqué, bien plus que d’autres. On esquisse un pas de danse, qui n’était peut-être pas une grande performance artistique [des militants et Marie Toussaint ont participé à une « performance artistique » devant la tour de TotalEnergies pour dénoncer l’impact écologique du groupe] mais cela vient éclipser les propositions que l’on formule.

« S’il n’y a pas suffisamment de députés écolos au Parlement européen le 9 juin, nous continuerons de vivre de grands reculs environnementaux. »
© Mathieu Génon / Reporterre

Nous en prenons acte et continuerons d’avancer. Le combat à mener est le combat du siècle. S’il n’y a pas suffisamment de députés écolos au Parlement européen le 9 juin, nous continuerons de vivre de grands reculs environnementaux.

Vous voulez « proposer un horizon de douceur face à cette société de violence ». Peut-on défendre un changement radical de société, peut-on lutter contre l’extrême droite avec « douceur » ?

Je n’ai pas dit qu’il fallait être douce, mais viser un horizon de douceur. La violence explose dans notre société, notamment sur les réseaux sociaux. Elle nourrit la montée de l’extrême droite et des populismes, et cela se transforme souvent dans le monde réel en harcèlement scolaire, voire en drames dans nos écoles. Il y a aussi une violence sociale extrêmement forte, une peur panique du déclassement pour les classes moyennes et une violence infligée aux écosystèmes, qui se répercute sur la santé humaine.

Faut-il un changement radical de notre modèle ? La réponse est oui, trois fois oui. C’est l’ensemble du système qu’il faut changer. Prendre soin de la nature, c’est aussi prendre soin des êtres humains. C’est pour cela que je défends une Europe du care [du soin]. Faire de la lutte contre la pauvreté la colonne vertébrale de la construction européenne. En France ou au niveau européen, cette question a totalement été mise de côté pendant les dernières décennies.

Au niveau européen, comment faire de l’écologie populaire en ne laissant personne au bord de la route ?

Ma proposition principale, même si ce n’est évidemment pas la seule, est de mettre en place un droit de veto social en Europe. Il ne faut plus qu’aucune des politiques européennes ne contribue à l’aggravation des inégalités et des conditions d’existence des 10 % les plus pauvres.

De la même manière que l’on fait des études d’impact environnemental sur quasiment chacune des lois, on doit faire des études d’impact social. Si les projets de loi aggravent les conditions d’existence des plus pauvres, soit on ne les adopte pas, soit on les change, de sorte que chaque loi adoptée vienne contribuer à réduire ces inégalités.

« Si je ne dois citer qu’une victoire, c’est l’inscription de l’écocide dans le droit européen »

Il faut prendre en compte — ce qui n’est pas le cas aujourd’hui — la parole des personnes en situation de précarité. On a besoin de se reposer sur leur expertise de vie, leurs savoirs, leurs connaissances.

Vous avez été élue eurodéputée en 2019. Quelle a été votre plus grande victoire durant ce mandat ?

Il faut avoir en tête que le pacte vert [1] est déjà une victoire arrachée par les écologistes au sens large : toute la mobilisation citoyenne de 2018-2019, les marches pour le climat, l’Affaire du siècle, le fait que les écologistes fassent leur meilleur score jamais obtenu au Parlement européen… C’est cela qui a donné lieu au pacte vert. Il faut le rappeler à celles et ceux qui se résignent aujourd’hui, en disant qu’on ne va pas y arriver.

Lire aussi : Élections européennes : qui sont les bons (et les mauvais) élèves de l’écologie ?

Si je ne dois citer qu’une victoire, c’est évidemment l’inscription de l’écocide dans le droit européen. Désormais, quand on portera atteinte à l’environnement de manière massive — comme c’est le cas dans les écocides, qui sont les plus graves crimes contre l’environnement —, mais aussi pour les plus petites atteintes à l’environnement, il y aura une sanction pénale (des amendes, des peines de prison, etc.). Cela signifie la fin de l’impunité pour les crimes environnementaux.

Quand je suis arrivée au Parlement en 2019, quasiment personne ne connaissait ce terme d’« écocide ». J’ai demandé que l’on examine les textes relatifs à la criminalité environnementale, j’ai cherché des soutiens partout au sein du Parlement, dans les parlements nationaux, à travers toute la planète d’ailleurs. Cela nous a permis d’obtenir une victoire. Je pensais que cela me prendrait dix ans, et en quatre ans et demi c’était fait !

Et votre plus grande défaite ?

Des échecs, on en a essuyé des tonnes. Le pacte vert s’est arrêté, saboté par ceux qui refusaient l’accompagnement social, l’investissement pour la transformation, y compris industrielle et agricole, et qui refusaient de transformer cette économie qui détruit en une économie qui répare.

Sur la question de l’agriculture, on est resté enfermé dans ce modèle d’une PAC [politique agricole commune] totalement injuste, quasiment pas verte : libre-échange, absence de réelle régulation des prix des transformateurs et de l’agroalimentaire… Thierry Breton [le Commissaire européen au marché intérieur], qui s’est associé au lobby Cefic [lobby de l’industrie chimique], a fait échouer toute volonté de réforme sur les produits chimiques et toxiques. Rien non plus sur le bien-être animal en lien avec la question agricole, et surtout, rien sur la transformation de l’économie.

« Sans les écologistes, aucune politique écologiste n’est menée par l’Union européenne. »
© Mathieu Génon / Reporterre

On a réussi à arracher depuis le Parlement européen deux textes sur la régulation de l’économie : celui sur la gouvernance des entreprises et celui sur le devoir de vigilance. Le premier est reporté de deux ans dans son application alors qu’il venait juste d’être adopté. Et le deuxième a été très largement affaibli, notamment sous l’impulsion d’Emmanuel Macron.

Le gouvernement a annoncé que le déficit public français devrait atteindre 5,1 % du produit intérieur brut (PIB) cette année. Or les règles européennes indiquent que le déficit public annuel ne doit pas excéder 3 % du PIB. Comment investir dans ces conditions ?

Il faut changer les règles. On se bat avec les syndicats européens, les associations environnementales et les associations de solidarité en Europe pour expliquer que le pacte budgétaire qui est mis sur pied par la majorité politique européenne (les conservateurs, les libéraux et les socialistes), entrave tout investissement dans la transition écologique. Pire, tout État qui voudra investir dans la transition écologique devra nécessairement ponctionner dans ses dépenses sociales ou des services publics.

Ils construisent de façon systémique l’opposition entre l’écologie et la justice. Il faut donc changer ces règles. Surtout qu’en réalité, si l’on consolidait la dette française en tenant compte du coût du dérèglement climatique, elle serait bien plus élevée. Bruno Le Maire [ministre de l’Économie], qui est déjà un très mauvais gestionnaire, gérerait encore moins bien si l’on tenait compte de ces impacts-là.

Où aller chercher l’argent pour ces investissements ?

On a commandé une étude à l’Institut Rousseau pour savoir combien il fallait pour atteindre la neutralité climatique en Europe. Rien que pour la décarbonation, il faudrait 260 milliards par an d’investissements publics au niveau européen. Il faut les trouver.

La dette est l’un des moyens. Il y a de la mauvaise dette, mais celle-ci est une bonne dette, celle qui prépare l’avenir. C’est une manière de dégager un peu d’argent, mais il faut trouver d’autres outils. Nous avons travaillé sur ce que serait un ISF climatique [impôt de solidarité sur la fortune] au niveau européen : en taxant les 0,5 % les plus riches des Européens, on pourrait dégager entre 213 et 280 milliards par an. Ça couvrirait presque les besoins en investissements pour la transition.

Nous avons d’autres sources de revenus, comme une taxe sur le kérosène ou la taxe sur les transactions financières, la possibilité de nouveaux emprunts européens… Cela peut faire l’objet d’un débat, pour savoir où l’on va, où l’on place le niveau d’effort. Mais en tout cas, il faut se mettre en situation de réunir cet argent.

Vous proposez la création d’un fonds de souveraineté écologique. De quoi s’agit-il ?

Le dérèglement climatique s’accélère, tous les ans on nous annonce que le pic de pétrole sera atteint l’année d’après. Des entreprises pétrogazières font pourtant des investissements toujours croissants dans de nouveaux puits de gaz et de pétrole, alors que les scientifiques et l’AIE [l’Agence internationale de l’énergie] disent qu’il faut arrêter.

La seule manière pour que ça s’arrête, c’est que les pays de l’Union deviennent actionnaires majoritaires des entreprises européennes du pétrole et du gaz. Pour accélérer la transition, pour cesser les investissements dans le pétrole, le gaz ou même le charbon, et tout investir du côté des énergies renouvelables.

Cela permet de protéger le climat, de créer de l’emploi sur le territoire européen et de garantir notre souveraineté en limitant notre dépendance à des régimes comme la Russie, le Qatar, l’Azerbaïdjan, le Venezuela. On a toujours considéré que la nationalisation de certaines entreprises était profitable, notamment dans le secteur de l’énergie avec EDF et Engie. L’Europe est la bonne échelle pour agir, c’est l’endroit où l’on peut lever les fonds suffisants pour activer cette opération.

Pourquoi les électeurs sensibles à l’écologie devraient voter pour vous, et pas pour d’autres candidats de gauche ? En quoi vos programmes diffèrent sur l’écologie ?

Il suffit de regarder les notations des ONG environnementales et vous verrez que le groupe écologiste est le mieux noté à chaque fois. Sans les écologistes, aucune politique écologiste n’est menée par l’Union européenne. C’est nous qui avons fait éclater le Dieselgate, c’est nous qui avons mis fin à la pêche électrique en Europe. C’est nous qui avons mis Monsanto hors du Parlement européen [les lobbyistes de Monsanto ont été interdits dans l’enceinte parlementaire en 2017], c’est nous qui avons fait reconnaître l’écocide. Il faut encore plus de députés écologistes au Parlement, sinon l’écologie sera mise de côté comme elle l’a été à plusieurs reprises dans l’histoire.

« Il faut vraiment appeler tous les écologistes, les humanistes, les progressistes à se mobiliser. »
© Mathieu Génon / Reporterre

Mon enjeu n’est pas de critiquer les programmes écolos des autres. Mais nous avons une différence avec La France insoumise : nous, on pense que l’Europe est la bonne échelle pour agir. Nous faisons face à des défis planétaires, avec des pollutions qui ne connaissent pas de frontières. Du côté des Socialistes, c’est autre chose. Est-ce qu’ils pensent que dans un régime à capitalisme constant, on peut revenir aux limites planétaires et garantir la justice ? Ce sont des questions qui doivent leur être posées.

Pourquoi former plusieurs listes à gauche, si l’objectif est ensuite de se rassembler pour l’élection présidentielle de 2027 ? La France insoumise vous a proposé de prendre la tête d’une liste Nupes…

Honnêtement, on est à moins de deux mois de l’élection, j’en ai un peu marre qu’on me pose cette question. Les choses sont posées, ça ne bougera plus. Je vous ai expliqué quelle était notre spécificité, notre cohérence, notre constance dans le temps et notre détermination à porter les combats.

Encore une fois, les socialistes européens participent à la coalition du statu quo. Renforcer cette famille politique là [la famille socialiste], c’est renforcer les gens qui votent la PAC, qui votent pour les accords de libre-échange, qui votent pour les mégacamions et les règles d’austérité qui vont entraver la transition. Et de l’autre côté [chez les Insoumis], on ne pense pas que l’on puisse faire de l’écologie dans un seul pays, on pense que l’Europe est vraiment la solution.

Sur votre affiche de campagne, votre slogan est « Justice, Paix, Écologie ». Comment ramener la paix en Ukraine et à Gaza ?

On a toujours été des promoteurs de la paix. Chez les écolos, c’est un engagement de très longue date, qui va avec notre demande de désarmement mondial. Pour continuer à soutenir le peuple ukrainien, on a besoin de les soutenir financièrement et militairement. Et de cesser d’alimenter la machine de guerre russe.

Il y a une forme d’hypocrisie chez Emmanuel Macron en disant « On va envoyer des troupes au sol », alors que la France est le pays qui importe le plus de gaz naturel liquéfié en provenance de Russie, notamment du fait des contrats longue durée de Total, qui est en permanence préservé par le président et son gouvernement. On est toujours dans une forme de collaboration économique avec le régime de Vladimir Poutine. On a envoyé deux fois plus d’argent à Poutine pour son gaz, que d’argent à l’Ukraine pour se défendre.

« On entre dans un cycle de grande régression sociale, environnementale et démocratique »

Défendre la justice internationale, cela veut aussi dire la défendre partout, tout le temps. Il faut rappeler que oui, il faut libérer les otages. On a un besoin absolu de lutter contre l’antisémitisme, contre les amalgames entre les Juifs et le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou, et contre la violence qu’il fait s’abattre sur le peuple palestinien. Il faut rappeler que la Cour internationale de justice lui a demandé d’arrêter les bombardements de civils, de laisser passer l’aide humanitaire… Il faut que cela cesse.

On a besoin d’une diplomatie française et européenne qui agisse pour un cessez-le-feu immédiat et permanent, et pour la reconnaissance de la Palestine et d’une solution à deux États.

Comment imaginez-vous le prochain mandat, si l’extrême droite remporte une majorité de sièges au Parlement européen ?

On entre dans un cycle de grande régression sociale, environnementale et démocratique. La coalition du statu quo est sous une très grande influence de cette extrême droite et de ces nationaux populismes qui leur courent après dans plusieurs domaines.

Il faut appeler tous les écologistes, les humanistes, les progressistes à se mobiliser. La couleur de l’Europe, le 9 juin au soir, déterminera en grande partie l’avenir de l’Europe, l’avenir de la France, l’avenir de la planète, et donc celui de l’humanité.

Quelle est votre position sur l’affaire Julien Bayou, visé par une plainte pour « abus de faiblesse » et « harcèlement moral » sur son ex-compagne ? Avant son départ du parti, il y a eu des menaces de grève de votre campagne s’il restait chez Les Écologistes. Pensez-vous que ce dossier a été bien géré par votre parti ?

L’affaire Bayou est terminée. Il est parti. Moi, ma mission est de mener campagne pour les européennes, et de me concentrer là-dessus.





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