Manon Aubry, coprésidente du groupe de la Gauche au Parlement européen, est la tête de liste La France insoumise (LFI) aux élections européennes du 6 au 9 juin 2024. Inscrivez-vous à notre infolettre pour ne pas manquer les entretiens des autres candidats de gauche, Marie Toussaint (Les Écologistes) et Raphaël Glucksmann (PS-Place publique).
Reporterre — Jean-Luc Mélenchon a obtenu 21,95 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Aujourd’hui, votre liste est créditée de 7 à 8 % des intentions de vote aux élections européennes. Comment expliquez-vous cet écart ?
Manon Aubry — Une élection sans le peuple nous est défavorable. Or, le niveau de participation aux élections européennes est toujours moindre, en particulier chez les jeunes. Mais il reste du temps : les électeurs s’intéressent très tard à cette campagne.
À ceux qui se demandent pourquoi aller voter, je réponds : « Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique s’occupera de toi. » Nous devons envoyer au Parlement européen des députés « de combat », qui gagnent sur la protection des travailleurs de plateformes, mènent la bataille contre les accords de libre-échange ou l’austérité budgétaire. On peut et on doit offrir une alternative de gauche au duel Macron-Le Pen, qui sont représentés par Valérie Hayer et Jordan Bardella.
Comment expliquez-vous ce désintérêt pour les élections européennes ?
C’est lié à un phénomène clair et net : le déficit démocratique européen. Les gens ne comprennent pas comment les institutions européennes fonctionnent. À Bruxelles, on parle de « bulle bruxelloise ». D’immenses murs, épais au sens propre comme figuré, séparent les institutions européennes de la vraie vie. L’ensemble des négociations des textes qui régissent la vie de 500 millions d’Européens se décide à huis clos. Sans journalistes, ONG, associations, syndicats, juste entre représentants de groupes politiques. Cette opacité tue la démocratie européenne et profite aux lobbies. Il y a, en moyenne, soixante-dix lobbyistes par député européen. Cela signifie qu’en sortant de mon bureau, soixante-dix personnes m’attendent pour essayer d’influencer mes décisions !
Comment voulez-vous que des gens s’intéressent à des institutions auxquelles ils n’ont pas accès ? C’est notre rôle de faire tomber ces murs et de redonner, de gré ou de force, le pouvoir aux peuples européens.
Vous appartenez à un parti politique qui, à la base, n’est pas spécialement europhile. Après cinq ans passés dans l’hémicycle européen, êtes-vous convaincue que l’échelle européenne est la bonne pour agir ?
Ma boussole, c’est l’ambition en matière sociale et écologique. La directive européenne sur les travailleurs des plateformes a apporté une protection sociale à tous les travailleurs ubérisés. On l’a obtenue contre Emmanuel Macron. Partout où l’on peut gagner, il faut le faire et c’est évidemment toujours plus efficace de le faire à vingt-sept [les États membres de l’UE].
En revanche, je défends une rupture claire avec l’Europe libérale. Les leviers existent pour la contrer. Sur les accords de libre-échange, par exemple, j’ai une opposition ferme, ça n’a aucun sens de faire venir du lait de Nouvelle-Zélande ou de mettre sur des porte-conteneurs des produits contenant des pesticides interdits en Europe. C’est une folie sociale et climatique. Mais ces accords sont décidés à l’unanimité des États membres, alors il suffirait que la France dise « On n’en veut pas », et c’est finito !
Sur les règles budgétaires, la dette se négocie, pas la planète. Alors il faut désobéir : dire que oui, nous ferons les investissements nécessaires dans les énergies renouvelables et pour la rénovation thermique des bâtiments, quitte à ne pas respecter la règle des 3 % de déficit public.
Rappelons qu’Emmanuel Macron est le premier à désobéir aux règles européennes. Il déroge aux normes en matière de pollution de l’air ou de part des énergies renouvelables dans son mix énergétique. Nous, ces règles, on les respectera et on ira même plus loin. En revanche, nous désobéirons à toutes celles qui se posent en obstacle face à la préservation de la planète.
Certains vous reprochent de surjouer l’indignation, quitte à déformer la réalité. Qu’en pensez-vous ?
Qu’est-ce que je déforme en disant que 1 agriculteur sur 3 vit avec moins de 300 euros par mois ? Qu’est-ce que je déforme en disant qu’en France, on compte près de 10 millions de pauvres, tandis que les 500 plus grandes fortunes sont toujours plus riches ? Mon indignation, elle vient de cette population qui tire la langue, qui n’en peut plus du sacrifice de nos services publics, qui n’en peut plus des accords de libre-échange, qui n’en peut plus des règles du marché qui poussent à tout vendre à la découpe.
Quelqu’un de très bien disait « Indignez-vous ! ». J’assume d’incarner une forme de colère, ce serait une erreur pour la gauche de ne représenter que les classes les plus insérées. Les premiers à souffrir du réchauffement climatique, ce sont les plus pauvres, ceux qui vivent dans les passoires thermiques, les agriculteurs. Cette indignation, il faut lui offrir un débouché positif, la transformer en espoir.
Vous défendez 100 % de renouvelables pour le futur énergétique de l’Union européenne. Est-ce un objectif crédible ?
Oui, il est crédible, mais il faut s’en donner les moyens. Cet objectif nécessite avant tout un pilotage public et un investissement important. Les milliards d’euros investis dans le nucléaire, qui est un gouffre financier, devraient être réorientés. Nous devons aussi relocaliser les outils de la production d’énergies renouvelables. Seuls 3 % des panneaux photovoltaïques sont produits en Europe, le reste est essentiellement importé depuis l’autre bout du monde, en Chine.
Faut-il rouvrir des mines en France, par exemple pour exploiter le lithium dans l’Allier ?
Non, nous n’avons pas besoin d’ouvrir des mines en France, mais cela nécessite de transformer nos usages en matière de mobilité. Il n’est pas souhaitable de remplacer toutes les voitures thermiques par des voitures électriques. Nous devons développer des alternatives, réaliser un grand plan de développement des transports en commun et notamment du rail, rouvrir les petites lignes du quotidien.
« Nous serons le pôle avancé de la résistance contre le climatoscepticisme de la droite et de l’extrême droite »
Il faut aussi introduire des limites de taille et de poids aux véhicules qu’on utilise. On ne peut pas d’un côté interdire les voitures à moteur thermique, et de l’autre autoriser d’immenses SUV électriques.
Vous avez été élue eurodéputée en 2019. Quelle est votre plus grande victoire sur ce mandat ?
L’adoption du devoir de vigilance des multinationales est une véritable révolution juridique, mais aussi politique : pour la première fois, des victimes de violations des droits humains ou de dommages à l’environnement, à l’autre bout de la chaîne de la production et où qu’elles se trouvent dans le monde, pourront tenir responsables des entreprises multinationales devant des tribunaux européens.
C’est un combat que je mène de longue date. J’ai notamment travaillé en République démocratique du Congo, sur les violations des droits humains des entreprises extractives, principalement dans les mines de cuivre et de cobalt que l’on retrouve dans nos appareils électroniques. J’ai vu les ravages provoqués par des multinationales venues piller des ressources sans participer au développement du pays, sans payer leur juste part d’impôts, tout en exploitant et déplaçant de force des populations et polluant les cours d’eau. En France, pour l’ONG Oxfam, j’ai participé à la négociation de la loi française sur le devoir de vigilance.
La perspective de l’inscrire à l’agenda européen est l’une des raisons qui m’a poussé à accepter la proposition de La France insoumise quand elle venue me chercher, il y a cinq ans. Nous avons fait face à des lobbies bien plus puissants et bien plus organisés que nous, qui ont trouvé d’excellents relais à commencer par la France, qui a réussi à exonérer l’ensemble du secteur financier de ses responsabilités. Rien que pour cette directive, cela valait la peine d’aller prendre des coups au Parlement européen.
Et votre plus cuisante défaite ?
Nous en avons eu pas mal, mais j’insisterais sur l’éthique en politique. J’ai été très vite choquée du fait que des députés continuent d’être rémunérés en plus de leur mandat, d’accepter des cadeaux, de se faire payer des voyages… Les lobbies et les puissances étrangères sont comme des vampires. Ils détestent la lumière. Je me suis promis de braquer la lumière sur ce type de pratiques.
J’avais déjà pu voir les effets directs de l’ingérence du Qatar sur les négociations européennes et, au moment du Qatargate, des valises de billets ont été retrouvées chez des membres du Parlement. On a fait voter, à mon initiative, plusieurs résolutions, dont l’une sur l’interdiction des rémunérations annexes. Malheureusement, une fois l’émotion retombée, il n’y avait plus personne et elles n’ont pas été adoptées. Plus que jamais, lors du prochain mandat, il faudra faire primer l’éthique sur le fric. C’est mon plus gros échec et ma plus grande colère. Je pense que cela mine la démocratie de l’intérieur.
Pourquoi les électeurs sensibles à l’écologie devraient voter pour vous, et non pour Marie Toussaint (tête de liste des Écologistes) ou Raphaël Glucksmann (PS-Place publique) ?
Nous sommes la seule liste à porter le programme de la Nupes [la Nouvelle union populaire écologique et sociale, une coalition de partis politiques de la gauche française.]. C’est ce plan qui nous a permis à la gauche d’élire 151 députés à l’Assemblée nationale, d’arriver en tête au premier tour des élections législatives et de porter les espoirs du peuple de gauche qui a fait de la transformation écologique un de ses objectifs principaux. Nous sommes aussi le seul groupe politique, au Parlement européen, à n’avoir jamais donné de voix aux accords de libre-échange. La majorité des socialistes et des écologistes européens ont voté en faveur du traité commercial entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande.
Mais les députés écologistes français, eux, ont voté contre…
Oui, mais ils siègent dans un groupe politique qui valide ce modèle ! Si vous voulez un groupe politique ne donnant aucune voix aux accords de libre-échange, il faut voter pour la liste de La France insoumise. Si vous voulez un groupe politique qui refuse ardemment les nouvelles règles budgétaires — celles qui empêcheront d’investir dans la bifurcation écologique —, alors il faut voter pour notre liste. Je rappelle que ces règles ont été coécrites par les socialistes, aux côtés de la droite. On est aussi le seul groupe à avoir refusé la marchandisation de l’énergie.
Vous avez beaucoup défendu une liste commune pour ces élections. Pourtant vos divisions apparaissent très clairement (par exemple sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE ou l’aide militaire). L’union était-elle vraiment possible ?
Je reste fidèle au programme de la Nupes qui défend l’harmonisation sociale, fiscale et environnementale. Je regrette que d’autres s’en soient éloignés, mais pour nous ce sont des conditions préalables à l’élargissement de l’UE. En Ukraine, le salaire minimum est de moins de 200 euros, la taille moyenne des exploitations agricoles est de 1 000 hectares quand elle est de 70 en France, le kilo de poulet en moyenne est produit à 3 euros contre 7 euros en France. En l’état, ce serait de la concurrence déloyale. Une fois que cette harmonisation sera atteinte, on pourra envisager d’élargir l’Union européenne. Ce n’est pas en affaiblissant notre agriculture et notre industrie que l’on aidera l’Ukraine. Par ailleurs, on a largement prouvé que l’on pouvait aider l’Ukraine sans qu’elle soit dans l’Union européenne. On a voté en faveur du dernier programme d’aide de 50 milliards d’euros. On a voté pour de l’aide militaire. Nous sommes les seuls à proposer l’annulation de la dette de l’Ukraine. En revanche, il ne faut pas faire de nous des cobelligérants.
Si les autres s’éloignent du programme de la Nupes, cela signifie qu’en 2022 ils ont fait campagne autour de la Nupes juste pour sauver des postes de députés. Moi, je n’ai pas menti aux électeurs il y a deux ans, et je vais même aller plus loin : j’étais prête à laisser [à Marie Toussaint] la tête de la liste Nupes pour faire l’union. La bataille de petits chevaux, quand on a l’extrême droite à plus de 30 % [d’intention de vote] dans notre pays, est irresponsable. Nous sommes engagés dans une course de vitesse face à l’extrême droite. Et ne nous y trompons pas, l’extrême droite, c’est le chaos social et climatique, le chaos à tous les niveaux. Je continuerai à me battre, je suis sûre qu’il y a des millions d’orphelines et d’orphelins de la Nupes à travers le pays. Et je veux leur dire que l’on se bat encore pour l’unité, sur un programme clair de rupture, qui veut être le plus large possible.
Les membres de votre liste tapent régulièrement sur les écologistes et les socialistes. La gauche n’aurait-elle pas eu plus à gagner avec un pacte de non-agression ? Vos adversaires ne s’appellent-ils pas Jordan Bardella (tête de liste du Rassemblement national) et Valérie Hayer (Renaissance) ?
Le meilleur pacte de non-agression, c’était une liste commune. Et qui l’a proposée, à part nous ? C’était la meilleure façon d’avoir un récit commun, très propulsif. On serait en capacité de gagner. La gauche unie est à plus de 30 % [d’intention de vote] ! Mais non, le 9 juin, vous aurez l’immense bâton de l’extrême droite et tous les petits bâtons à gauche, et on cherchera à savoir qui gagnera la bataille de nains. Franchement, c’est nul. C’est nul. Mais que voulez-vous ? Les autres ne veulent pas, quelles que soient les conditions. Nous, quand on est occupés à préparer l’après-Macron, certains veulent revenir à l’avant-Macron et à tous les zombies du hollandisme : Jean-Marc Ayrault, François Hollande et même Daniel Cohn-Bendit. Je suis prête à beaucoup de choses, y compris à ne pas avoir ma tête sur l’affiche, mais je ne suis pas prête à ça.
L’union est-elle à nouveau possible dans un futur proche ?
La menace de l’extrême droite doit nous y amener. Des gens veulent diviser et sont davantage intéressés par la course au drapeau, c’est une évidence. Je n’en fais pas partie et je pense que cela ne représente pas la majorité du peuple de gauche, qui veut un cadre collectif.
« La place de Jean-Luc Mélenchon est symbolique. Il est là pour donner de la force, pour pousser »
C’est à chacune et chacun de choisir. Si vous voulez la division, votez pour les diviseurs. Si vous voulez l’union, alors votez pour ceux qui se battent réellement pour elle. En 2022, Jean-Luc Mélenchon a fait 22 % [des voix]. Il aurait pu dire : « Allez tous vous faire voir, j’ai gagné, disparaissez ». Mais non, il a créé la Nupes avec cette perspective de rassembler, d’offrir cet horizon commun. On n’en démord pas.
Vous mentionnez Jean-Luc Mélenchon. Quelle place occupe-t-il durant cette campagne ?
Il est avant-dernier sur la liste. Sa place est symbolique. Il est là pour donner de la force, pour pousser…
Sa présence peut-elle encore rassembler autour de vous, alors qu’elle hérisse des membres de votre propre parti ?
Jean-Luc Mélenchon a obtenu 22 % des voix à l’élection présidentielle. Vous en connaissez beaucoup des leaders de gauche capables de faire autant ? La force de La France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon, c’est d’avoir réussi à faire émerger une génération de leaders en politique. Mathilde Panot, 35 ans, présidente de groupe à l’Assemblée nationale. Manuel Bompard, 38 ans, coordinateur national du mouvement. Moi, 34 ans, présidente de groupe au Parlement européen. Il y a aussi François Ruffin ou Louis Boyard, un émetteur très puissant dans la jeunesse. On a réussi à créer cette force à différents visages et moi, dans tout cela, mon rôle est d’être un peu le chef d’orchestre. J’essaie d’embarquer tout le monde dans la même direction et, pour le moment, cela marche plutôt pas trop mal. Pourquoi Jean-Luc disparaîtrait-il complètement pour autant ?
Le 18 avril, Jean-Luc Mélenchon et la militante franco-palestinienne Rima Hassan, qui figure sur votre liste, devaient donner une conférence sur la Palestine à l’université de Lille, qui a finalement été annulée. Avant cela, le parti a été critiqué pendant des mois par les droites et ses propres partenaires de la Nupes. Pourquoi votre parti n’arrive-t-il pas à parler du conflit israélo-palestinien sans créer la polémique ?
Une opération extrêmement claire et délibérée vise à faire taire les voix de la paix. Pour cela, on va calomnier, mentir sur nos positions, nous intimider, interdire des conférences. On assume d’avoir été la seule voix politique à défendre depuis le premier jour un cessez-le-feu. Et ce n’est pas vrai d’affirmer que nous n’avons pas qualifié les actes du Hamas d’actes terroristes. On l’a dit, Jean-Luc Mélenchon l’a dit.
On ne démordra pas de cette bataille. Notre humanité est en jeu. À Gaza, il est mort autant d’enfants en quatre mois que dans l’ensemble des conflits internationaux en quatre ans. À Gaza, on meurt sous les bombes israéliennes, on meurt sous les coups de fusil en allant chercher de l’aide humanitaire. À Gaza, on meurt de la famine, du manque de médicaments.
Notre position a d’abord été isolée et caricaturée, mais finalement un certain nombre de responsables politiques y arrivent peu à peu. À commencer par le président de la République, Emmanuel Macron, qui appelle désormais à un cessez-le-feu ; sans aller jusqu’à voter des sanctions, cesser d’envoyer des armes à Israël ou reconnaître l’État de Palestine.
Comment imaginez-vous le prochain mandat si l’extrême droite gagne de nombreux sièges au Parlement européen ?
Nous serons le pôle avancé de la résistance contre le climatoscepticisme de la droite et de l’extrême droite, qui va tuer toute ambition en matière environnementale et nous faire faire dix pas en arrière. Nous serons le pôle avancé de la résistance contre la maltraitance des exilés — le pacte sur la migration et l’asile n’est qu’un avant-goût — et les mesures contre les droits des femmes. C’est de ce pôle que devra naître un front commun, porté par une gauche émancipatrice.