• mar. Oct 1st, 2024

Venise fait payer 5 euros aux touristes d’un jour


Venise (Italie), reportage

« J’ai réussi à m’enregistrer mais ça bloque au moment du paiement », soupire Ségolène Morel, une ambulancière de 34 ans, en tapotant sur son smartphone. À son arrivée à Venise, vendredi 26 avril, la Bretonne n’a pas pu échapper aux soixante-dix contrôleurs en gilet fluo postés aux entrées principales du centre historique. Depuis la veille, entre 8 h 30 et 16 h, impossible d’y accéder sans exhiber un QR code. Coût du billet : cinq euros. Les réfractaires risquent une amende de 50 à 300 euros.

Cette mesure unique au monde sera en vigueur jusqu’au 5 mai prochain, et quasiment tous les weekends jusqu’au 14 juillet. Le but : dissuader les touristes quotidiens de visiter Venise les jours de grande affluence. La mairie en a identifié vingt-neuf à partir du 25 avril, jour férié en Italie. Chaque année, 28 millions de visiteurs se mélangent aux 49 000 habitants du centre historique. Et 80 % n’y restent que la journée.

Pour les habitants, cette initiative est loin d’être une bonne idée : ils doutent de son efficacité et, surtout, celle-ci ne repense pas la place du tourisme dans la ville. Ce qui est « fondamental », c’est de « faire en sorte que cette ville retrouve des habitants », résume Laura Fregolent, professeure d’urbanisme à l’université de Venise.

Les touristes déçus des « attractions » de demander un remboursement

Alors que Ségolène bataille encore pour télécharger le ticket, un homme l’interpelle. « Ne vous enregistrez pas et dites aux contrôleurs que vous êtes résidente. C’est une mesure anticonstitutionnelle ! » l’incite-t-il en tendant un manifeste contre « la folie du ticket d’entrée ». Selon les opposants, ce dernier porte atteinte à la liberté de circuler prévue dans la Constitution. Plusieurs associations préparent même un recours au tribunal administratif.

Jeudi 25 avril, jour du lancement du billet, des Vénitiens ont organisé plusieurs actions contre cette mesure. Le matin, quelques centaines de manifestants scandaient « Nous, le ticket, nous ne le voulons pas ! », bloquant pendant un instant la circulation sur l’avenue reliant la terre ferme au centre historique. « On a l’impression d’être des figurants », se désole Giovanna, une Vénitienne de 60 ans qui soutient la manifestation, alors que des militants déroulent une banderole « Welcome to Veniceland » sur Piazzale Roma, la seule place où peuvent circuler les bus et voitures.

Plus tard dans la journée, dans les rues du centre historique, un message diffusé en cinq langues annonçait la possibilité aux touristes déçus des « attractions » de demander un remboursement. Une communication rappelant celles qu’on peut entendre dans les parcs de loisir.

Une ville qui ressemble à un « parc de jeux payants »

« Une ville avec un billet d’entrée… ce n’est pas possible ! Ça donne l’image terrible d’une ville qui est un parc de jeux payants. C’est logique qu’après les touristes oublient qu’il y a des gens qui vivent ici », se désole Matteo Secchi, président de Venessia.com, une association d’habitants à l’origine de cette action. « Ce qui m’énerve le plus, c’est qu’aucun quota n’est prévu. Je suis contre une entrée payante, mais je l’aurais mieux acceptée s’il y avait eu une limite », continue le cinquantenaire qui travaille de nuit dans un hôtel.

Depuis plusieurs années, Giovanni Andrea Martini, conseiller communal de l’opposition, prône lui aussi l’instauration d’un quota. Selon lui, la mesure mise en place par la mairie est « inutile. Les cinq euros ne vont bloquer personne », affirme-t-il.

Un avis partagé par Rossana Basile. « Regardez le monde qu’il y a ! », dit l’avocate de 60 ans en désignant la horde de touristes qui défile devant la gare. Ce vendredi, son cousin est venu lui rendre visite. Comme proche d’une résidente, il ne doit rien payer. De même pour tous les habitants de la région de la Vénétie, les touristes qui dorment sur place et les enfants de moins de 14 ans. Des exemptions qui rendent la mesure encore moins efficace, insiste Rossana. De fait, la veille, sur les 113 000 visiteurs qui ont téléchargé le QR code, seulement 15 700 ont payé.

« Je pense que ce ticket a été fait pour des raisons politiques ou pour renflouer les caisses de la ville », commente l’avocate. Une accusation récurrente auprès des habitants. Un peu plus loin, dans son épicerie, Neva Favaretta est plus optimiste. « Tout ce qui peut aider Venise est bienvenu. Si l’argent est ensuite utilisé pour la ville, les monuments, c’est bien », dit la soixantenaire.

De son côté, Simone Venturini, adjoint au maire chargé du tourisme, insiste : « Ce n’est pas une formule magique, mais c’est le début d’un parcours. » En fonction des résultats de cette première expérience, le dispositif pourra être adapté, explique-t-il.

Mais pour les opposants au ticket, les solutions face au tourisme de masse sont ailleurs. « Pour sauver la ville, il faut commencer par la question du logement », explique Federica Toninello, 32 ans, l’une des organisatrices de la manifestation du jeudi 25. De fait, en septembre 2023, le nombre de lits pour les touristes (dans les hôtels, AirBnb, B & B, etc.) a dépassé celui des résidents (49 693 contre 49 304), selon deux compteurs installés par les associations d’habitants Ocio et Venessia.com, sur la base des chiffres officiels.

Les raisons de ce dépeuplement, en cours depuis les années 1950, sont nombreuses (des habitations ravagées par les marées hautes, vieillissement de la population…). Mais aujourd’hui, ce sont les logements touristiques qui sont pointés du doigt, accusés de gonfler les prix et de pousser les habitants à migrer vers la terre ferme. Sur ce sujet, « rien n’a été fait », dit Laura Fregolent.

Bars et restaurants se multiplient

Selon elle, il faut travailler sur « un plan global de la ville ». La professeure évoque aussi le nombre de bars et de restaurants, qui a augmenté « de manière exponentielle. Cela crée du bruit et les habitants se plaignent. La question est de savoir quel est le projet pour Venise : on pense d’abord aux résidents ou aux touristes ? Aujourd’hui, les politiques regardent peu la résidence », dit-elle.

De son côté, Simone Venturini assure que la commune « a déjà fait beaucoup ». Il fait référence à l’interdiction de créer de nouveaux hôtels, sauf dérogation. Ou plus récemment, la limitation des groupes touristiques à vingt-cinq personnes.

Pas de quoi convaincre Ruggero Tallon, porte-parole du comité No Grandi Navi, créé contre le passage des bateaux de croisière dans la lagune. « Ce n’est pas vrai que le maire agit contre le tourisme de masse. Au contraire, il fait tout pour faire venir plus de touristes », déplore l’enseignant de 30 ans.

Il évoque notamment le projet visant à approfondir un canal afin de permettre à certains navires touristiques d’accoster au terminal Marittima, à l’entrée du centre historique. Alors que depuis l’été 2021, les bateaux de croisière – interdits d’entrer au canal Saint-Marc – s’arrêtent au port de Marghera, en face de Venise. « En plus des désastres environnementaux, cela porterait plus d’un million de touristes par an », dit le militant.



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