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David Abram, le philosophe qui mêle magie et écologie


David Abram adore la tour Eiffel. Première surprise. On ne s’attendait pas à entendre le philosophe étasunien, figure importante de la pensée du vivant outre-Atlantique, s’extasier plus sur les « courbes incroyablement gracieuses » de la Dame de fer que sur les marronniers du Luxembourg où nous le retrouvons. Celui qui se décrit comme « géophilosophe » et « écologiste culturel » est de passage à Paris à l’occasion de la traduction française de son livre, Devenir animal (éd. du Dehors, paru en 2010 dans sa version anglaise). Il y a une vingtaine d’années, Abram posait un constat devenu une évidence : nous avons perdu notre connexion avec la nature.

Celui qui tient autant du baroudeur que du philosophe propose à cette crise des remèdes étonnants : renouer notre rapport à la nature au travers, notamment, de la prestidigitation et de la redécouverte du langage. On s’installe à l’ombre pour discuter de comment, comme il l’annonce au début de son livre, « devenir terre. Devenir animal. Devenir, de cette manière, pleinement humain ».

Les ombres ne sont pas plates

Observons-le. Son ombre reflète ses cheveux mi-longs, son long imperméable et son sac de randonneur. Imaginons maintenant une abeille dont le vol traverserait l’ombre du philosophe : « Sa trajectoire – étincelante, assombrie, puis étincelante à nouveau – montre que mon ombre est, de fait, une énigme plus substantielle que cette forme plate sur le sol. Cette silhouette n’est que la surface externe de mon ombre, écrit-il. L’ombre réelle n’appartient pas d’abord au sol ; elle est un être volumineux d’épaisseur et de profondeur, une présence le plus souvent ignorée dans notre vision, qui habite dans l’air entre mon corps et ce sol. » Dans son livre, le penseur remarque qu’« un grand nombre de personnes semblent penser que les ombres sont plates ».

Pour lui, nos sens sont engourdis par une culture qui les relègue au second plan.
© Cha Gonzalez / Reporterre

Soudain, le jardin autour de nous se remplit d’ombres en trois dimensions. Cela pourrait sembler anecdotique mais il y a, dans cette affaire d’ombres, une clef pour comprendre l’apport de ce penseur singulier. Car ce qu’incite à faire Abram, c’est renforcer notre perception de ce qu’il a appelé, en 1996, le « monde plus qu’humain » — une expression qui a depuis fait florès.

Pour lui, nos sens sont engourdis par une culture qui les relègue au second plan et par le temps que nous passons plongés dans les surfaces planes de nos écrans — qui nous font perdre notre capacité à voir la « profondeur » du monde réel. Une vingtaine d’années plus tard, le philosophe français Baptiste Morizot évoque le même phénomène en parlant, lui, de « crise de la sensibilité » au monde vivant. Morizot, cherche un remède à cette crise en se mettant Sur la piste animale (Actes Sud, 2017) et en traquant des loups dans le Vercors pour s’éloigner du travail théorique ; Abram, lui, ne s’en est approché que sur le tard.

Oiseaux ou arbres sont dotés d’une « intelligence créatrice »

Le philosophe a commencé par la prestidigitation : il payait ses études de médecine en donnant des spectacles, puis il est parti barouder entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est. Il échangeait ses tours de magie contre celle des dukuns d’Indonésie ou des jhankri du Népal, les guérisseurs et sorciers locaux, des « gens incroyablement bizarres », praticiens d’une « magie » grâce à laquelle ils soignent les populations.

Abram découvre que ces guérisseurs sont plus que des médecins, « qu’ils considèrent que leur fonction première n’était pas d’être des soigneurs ou des magiciens, mais des intermédiaires entre le monde humain et le monde plus qu’humain, observe-t-il aujourd’hui. Pour eux, le monde qui nous entoure, des oiseaux migrateurs aux poissons qui remontent les rivières, et jusqu’aux arbres et aux montagnes et aux rivières elles-mêmes, sont dotés d’une intelligence créatrice. »

Troublant parallèle : la philosophie du vivant, en France, hérite d’une expérience similaire de l’anthropologue Philippe Descola qui, en visite chez les Achuar d’Amazonie, a découvert que ceux-ci n’avaient pas de mot pour désigner la « nature », puisqu’ils considéraient vivre dedans. Descola distingue alors les sociétés (comme la nôtre) pour qui « nature » et « culture » sont deux choses différentes, qu’il nomme des sociétés « naturalistes », et celles qui ne font pas cette distinction, qu’il définit comme « animistes » : Abram, lui, n’hésite pas à se présenter comme animiste.

« J’utilisais la prestidigitation pour éveiller les sens »

Marqué par cette expérience, il revient aux États-Unis pour étudier les sciences de l’environnement. Il se retrouve bientôt à mêler prestidigitation et écologie : « J’utilisais la prestidigitation pour éveiller les sens : notre perception est plongée dans une torpeur permanente, à cause de notre ontologie dépassée qui considère le monde plus qu’humain comme un ensemble d’objets inertes. » Le philosophe utilise alors des tours de prestidigitation plutôt classiques (faire apparaître un objet ex nihilo, etc.) pour stimuler le sens de l’observation des spectateurs. « Parfois, certains spectateurs revenaient me voir et me demandaient : “Qu’est-ce que vous avez fait ? Depuis votre spectacle, l’herbe est plus verte, le ciel plus bleu, les oiseaux chantent plus fort !” ».

À défaut d’avoir un prestidigitateur sous la main, Abram propose plusieurs exercices pour développer ses sens, parmi lesquels celui de faire une « cure technologique ». Exemple : au moins un jour par semaine, s’efforcer de ne consulter aucun écran, un geste simple qui affûte immédiatement notre perception selon lui.

Expérience directe avec d’autres formes de vie

Si David Abram croit plus dans la pratique que dans de longs discours théoriques, c’est parce qu’il analyse notre langage comme l’une des sources de notre déconnexion à la nature. Dans un précédent livre, Comment la terre s’est tue (éd. La Découverte, 2013 ; version originale publiée en 1997), il réfléchit aux moyens de transformer le langage pour qu’il nous rapproche du monde sensible. Il faut le lire en anglais pour remarquer l’attention qu’il porte aux mots, ceux qui sifflent comme le vent dans les arbres, crissent comme des pas sur le sol, utilisés avec précision. Il nous donne sa technique : « Je lis mon texte à voix haute, en me disant que les coyotes — qui vivent près de ma maison — doivent pouvoir comprendre le texte rien que par ses sonorités. » Cet effort se remarque aujourd’hui, tant dans sa manière d’écrire que de parler, soigneusement structurée et riche en exemples.

Pour lui, quand les militants écologistes n’invoquent que les chiffres et les statistiques, ils se coupent de « la nourriture nécessaire que constituent le contact et l’échange avec d’autres formes de vie, des êtres à cornes, à queues en tire-bouchon et aux yeux ambrés, dont la splendide bizarrerie libère notre imagination, avec le bourdonnement des abeilles et le chœur nocturne des grenouilles, la brume matinale qui se lève comme une foule de fantômes quittant la prairie. »

« Changer la manière dont on perçoit la terre animée autour de nous et dont on en parle, c’est profondément politique. »
© Cha Gonzalez / Reporterre

Si ses sources d’inspiration sont les grands poètes et écologues américains comme John Muir, Henry David Thoreau ou Walt Whitman avant tout guidés par l’expérience directe, Abram se targue aussi de réactualiser un certain bagage philosophique. Il ne connaît que de loin la nouvelle génération de philosophes du vivant français, mais a suivi avec attention les travaux de Bruno Latour et Philippe Descola. Et se félicite que son livre précédent ait été traduit par Isabelle Stengers, philosophe des sciences qui a travaillé avec Latour — gage que les deux écoles ne cheminent pas en complète déconnexion l’une avec l’autre.

« Éveiller nos sens à la richesse du monde »

La philosophie du vivant française est marquée par ce « tournant ontologique » initié par Philippe Descola, qui espère faire changer notre ontologie — notre mode d’être au monde — pour mieux prendre en compte les non-humains et limiter leur destruction. Suffit-il de décréter un changement ontologique pour démanteler un système économique et politique, critiquent certains ? Le géographe suédois Andreas Malm s’est ainsi attaqué à Latour et Descola, jugeant qu’il valait mieux reprendre la bonne vieille lutte des classes que s’émerveiller sur le vivant si l’on voulait sérieusement lutter contre l’industrie fossile.

Lire aussi : Andreas Malm s’attaque à la pensée de Latour et Descola

Lorsqu’on touche un mot de la polémique à Abram, il redevient alors très sérieux : « Changer la manière dont on perçoit la terre animée autour de nous et dont on en parle, c’est profondément politique, car cela bouleverse notre manière d’agir. Il est devenu très difficile de mobiliser les gens pour défendre une zone humide qui va être bétonnée parce que nous passons trop de temps devant nos écrans. Nous recevons l’information, mais nous n’en sommes pas bouleversés. Mais une fois que nos sens sont éveillés à la richesse du monde plus qu’humain et qu’on développe un amour pour ce lieu, alors on se lève et on dit : “Non, ça ne va pas se passer comme ça !” »



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