• sam. Mai 18th, 2024

Dans les Alpes, la grenouille rousse ne grimpe pas assez vite pour survivre


Cet article est publié en partenariat avec la Revue Salamandre.


Massif des Aiguilles rouges (Haute-Savoie), reportage

La montagne hésite entre deux saisons. Sur le sentier qui grimpe en zigzags à travers une forêt d’épicéas et de sapins sur le versant sud du massif des Aiguilles rouges, l’air embaume le printemps. En bord de chemin, des vrombissements montent des talus fleuris. À peine remises de leur hibernation, des reines bourdons, au vol erratique, cherchent un emplacement pour y fonder une colonie. Mais, à la limite supérieure de la forêt, changement d’ambiance.

À 1 900 m d’altitude, à l’arrivée dans un cirque dont les aiguilles de gneiss marquent la frontière entre la France et la Suisse, une épaisse couche de neige recouvre encore le paysage. Le ciel est en accord avec ce changement de ton : d’épais nuages cachent brutalement le soleil, une tempête de grésil s’abat sur nos têtes. Dans la lande, où des mélèzes poussent de manière disparate, c’est encore le règne de l’hiver.

Une grenouille d’altitude

En ce jour de mai, j’accompagne Colin Van Reeth, chercheur au Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude (Crea Mont-Blanc). Ce trentenaire pilote un suivi scientifique sur la ponte de la grenouille rousse dans le milieu alpestre. Il est accompagné par Bénédicte, une habitante de la vallée qui contribue en tant que bénévole à ce projet participatif.

Objectif de la journée : visiter cinq lieux de ponte de la roussette, petit surnom de notre amphibien. À l’étage subalpin — autour de 2 000 mètres d’altitude — cet animal très commun se reproduit nettement plus tard qu’en plaine, où les têtards frétillent déjà dans les plans d’eau.

Les berges de nombreux étangs sont encore prisonnières de la neige.
© Camille Belsoeur / Reporterre

Lancée en 2009, l’étude doit permettre de mieux comprendre comment le réchauffement climatique et la disparition des zones humides d’altitude influent sur le cycle de vie de l’animal. « Ce qui nous intéresse avec les grenouilles, c’est de voir si elles souffrent de l’assèchement du milieu. Pondent-elles plus tôt qu’avant ? Comment cela varie-t-il selon les altitudes ? Quel est le lien avec le changement climatique », s’interroge le chercheur chamoniard.

Après un hiver très sec, ce printemps a été particulièrement humide en Haute-Savoie. Au-dessus de 2 000 m, le manteau neigeux, très déficitaire en février, s’est considérablement épaissi. Sur les cinq sites d’étude identifiés par le Crea dans le cirque montagneux, seuls trois sont déjà à l’air libre. Les grenouilles ne peuvent donc pas encore pondre leurs œufs sur les berges des deux autres zones humides.

Le risque du regel

Rana temporaria est une migratrice saisonnière. Elle se glisse dans un abri pour passer l’hiver, puis migre vers son lieu de reproduction de janvier à mars en plaine, mais beaucoup plus tard en altitude. La roussette peut parcourir jusqu’à deux kilomètres pour s’accoupler et déposer ses œufs dans un point d’eau permanent.

Elle est physiologiquement faite pour les biotopes montagnards : c’est l’amphibien qui grimpe le plus haut sous nos latitudes, jusqu’à 2 700 m. De quoi rendre jaloux des randonneurs touchés précocement par le mal des montagnes. Mais, là-haut, la météo rigoureuse incite la grenouille à réduire le plus possible ses trajets migratoires.

« La montagne est un environnement dur, surtout pour des animaux comme les amphibiens, explique Étienne Boncourt, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et auteur d’une thèse sur la migration de la roussette. Ils n’ont pas intérêt à migrer très loin. Certains hibernent dans les plans d’eau et profitent d’une température constante de 0 °C au fond de l’eau. Mais l’inconvénient, c’est quand la surface gèle : il y a moins d’échanges gazeux et certains individus peuvent mourir asphyxiés. Au printemps, au fond des lacs alpins, on peut parfois voir des cadavres de grenouilles. »

Les grenouilles pondent à la fonte des neiges, mais le regel est fatal à leurs œufs.
© Camille Belsoeur / Reporterre

Nos semelles adhérentes ne sont d’aucune aide dans la neige de printemps, où nous nous enfonçons à chaque pas. Pas Bénédicte, plus prévoyante, qui a apporté ses raquettes. Cette retraitée, ancienne gérante d’un magasin de location de matériel de ski à Chamonix, connaît le coin comme sa poche. Elle fait la trace sur quelques centaines de mètres, jusqu’aux berges déneigées d’un torrent.

En scrutant attentivement la rive, nous dénichons des paquets d’œufs gélatineux. Collés les uns aux autres, ils sont pondus dans des endroits abrités, là où le courant est plus calme. « Quand la neige fond autour d’un point d’eau, les grenouilles vont sortir de leur abri dans les dix à quinze jours pour pondre des amas de 3 000 œufs en moyenne. Elles rejoignent ensuite leur site d’alimentation estival », décrit Colin Van Reeth.

« Nous avons perdu trente jours d’enneigement depuis les années 1970 »

Mais le changement climatique menace la survie de l’amphibien. Dans les Alpes, la hausse des températures est en moyenne deux fois plus rapide que dans le reste de l’hémisphère nord, ce qui fragilise sa reproduction.

« Nous avons perdu trente jours d’enneigement depuis les années 1970 et on va perdre à nouveau un mois de neige d’ici trente ans dans le massif du mont Blanc, alerte le chercheur. La grenouille pond dès que la neige fond, donc de plus en plus tôt, ce qui peut sembler favorable, puisque leur durée d’activité est plus longue et elles peuvent agréger plus de ressources. Mais cette précocité les expose beaucoup plus au risque de regel, mortel pour les œufs. »

Menace sur les zones humides

Hélas, la hausse du thermomètre a d’autres effets collatéraux. Sous l’effet de la sécheresse, les mares peuvent s’évaporer avant que les larves ne deviennent des grenouillettes, « soit le stade où le têtard est sorti d’affaire », dixit Colin Van Reeth. « En 2017 et 2022, nous avons vu un assèchement total avant que les larves n’arrivent à ce stade. Ces années-là, il y a eu un creux générationnel », poursuit le chercheur, tout en essuyant ses lunettes embuées par la neige qui tombe à nouveau dru. 

Nous sommes assis sur un tapis de genévrier nain. Des mésanges noires zinzinulent dans la grisaille. Devant ce tableau aux couleurs métalliques, difficile d’imaginer les dégâts infligés par les dernières canicules à la biodiversité locale. C’est bien connu, la neige camoufle tout. Le dérèglement climatique fragmente l’habitat de la roussette et risque de faire aboutir sa migration amoureuse dans des culs-de-sac poussiéreux.

« Une chose est sûre : la montagne change à vue d’œil »

« En 2020, on a publié un article scientifique qui montre les effets de la sécheresse sur les zones humides. La fréquence d’assèchement des mares s’accélère. Nous suivons les pontes depuis 2009 pour savoir si la population diminue, donc c’est encore un peu court pour évaluer avec précision les effets du changement climatique. Mais une chose est sûre : la montagne change à vue d’œil », affirme Colin Van Reeth.

Début mai, les berges de certaines zones humides étaient encore recouvertes de neige, empêchant les grenouilles rousses de pondre.
© Camille Belsoeur / Reporterre

Pour avoir un panorama encore plus précis de la situation, j’ai contacté une autre chercheuse qui sillonne les zones humides alpines à longueur d’année. Marie Lamouille-Hébert est chargée de mission biodiversité et milieux aquatiques chez France Nature Environnement Haute-Savoie. « L’an passé, j’ai fait plein d’observations sur des mares sèches avec des œufs qui n’ont pas pu éclore. Ils ne résistent pas et meurent, note-t-elle. Les amphibiens en général passent une grande partie de leur cycle de vie dans l’eau, ils sont très vulnérables aux sécheresses. »

Pour le cortège d’espèces inféodées aux points d’eau permanents, le salut viendra peut-être « des nouvelles zones humides qui se créent avec le recul des glaciers », ajoute Marie Lamouille-Hébert. Une étude internationale de grande ampleur, menée par quinze scientifiques et parue à l’été 2021 dans la revue Biological Reviews, souligne cependant que, face au changement climatique, la petite faune de l’eau ne parvient pas à progresser en altitude, contrairement aux poissons évoluant dans les torrents, qui sont remontés en moyenne de 13 à 40 mètres par décennie selon les espèces.

Cette stagnation peut s’expliquer, selon les auteurs, à la fois par l’effet tampon que ces milieux aquatiques opposent au réchauffement climatique, et par la raréfaction des zones humides par la faute des activités humaines.

Les dégâts de l’industrie du ski

Nous avons commencé la redescente vers la vallée. Comme à l’aller, la météo change brusquement au moment où nous quittons le cirque. Notre trio se détend et la discussion dérive sur d’autres sujets, avant de revenir immanquablement à notre grenouille. Bénédicte raconte que lorsqu’elle a fait construire sa maison dans la vallée il y a plusieurs décennies, aucune norme ne limitait l’avancée du bâti sur les zones humides. L’un de ses voisins avait ainsi comblé une mare sans que personne s’en émeuve. Autre époque, autres mœurs, pourrait-on dire.

Pourtant, aujourd’hui encore, des petits points d’eau sont bétonnés sous l’effet de l’étalement urbain. « La majeure partie des zones humides sont inférieures à 1 000 m2. En France, elles ne sont pas répertoriées sous ce seuil, déplore Marie Lamouille-Hébert. On estime qu’environ 70 % des zones humides de montagne ont été détruites par les activités de l’homme et certaines continuent d’être dégradées par la construction de nouvelles infrastructures. »

Cette dernière information est si lourde de sens que je me permets une nouvelle fois de m’éloigner de notre marche — promis, on y revient dans quelques lignes — pour mieux comprendre à quel point les aménagements humains menacent la fragile biodiversité alpine.

Dans les Alpes, les grenouilles rousses se reproduisent lorsque la neige commence à fondre.
© Camille Belsoeur / Reporterre

Dans les stations, les projets immobiliers et les extensions des domaines skiables réduisent l’habitat de la roussette et placent des obstacles sur ses itinéraires migratoires. Dans sa thèse, le chercheur du CNRS Étienne Boncourt a essayé d’évaluer comment les infrastructures liées à l’industrie du ski gênent les déplacements de notre amphibien. Le bilan de son analyse ? En montagne, c’est la réduction de son habitat qui menace la grenouille, plutôt que les constructions disposées en travers de ses itinéraires.

Des centaines d’espèces alpines menacées

Étienne Boncourt soulève un autre problème : le développement de nouveaux loisirs dans un périmètre plus large autour des stations. « Elles ont tendance à diversifier leurs activités, à favoriser le hors-ski. La pêche fait partie de ce nouveau tourisme quatre saisons. Dans des lacs de montagne utilisés pour la pêche de loisir, il y a parfois des centaines de grenouilles qui viennent se reproduire, avec des têtards de partout au bout de quelques semaines. Et puis, il y a un ensemencement de poissons pour la pêche et d’un coup, plus un seul têtard. »

Si la grenouille rousse n’est pas encore globalement menacée, la superposition des activités humaines et des effets du changement climatique peut aboutir localement à sa disparition. Ceux qui ne tiennent pas en estime cet amphibien discret diront que le monde ne s’arrêtera pas de tourner avec quelques bestioles en moins dans nos mares. Et pourtant, le chant ronronnant de la grenouille rousse porte une prophétie. Comme elle, des centaines d’espèces alpines sont déstabilisées par l’emballement du thermomètre et par l’intensification des activités humaines.

Les grenouilles rousses pondent des amas de 3 000 œufs en moyenne.
© Camille Belsoeur / Reporterre

« C’est démontré par la recherche : la grenouille rousse vit moins longtemps quand il fait plus chaud. Comme tout un cortège d’espèces alpines, elle tente de remonter en altitude, mais trop doucement au regard de la rapidité des changements en cours », explique Colin Van Reeth. Comme elles, d’autres espèces d’altitude voient leur habitat changer.

À force de monter, les lagopèdes se retrouvent coincés sur les sommets ; le tétras lyre souffre des passages de milliers de skieurs à proximité de son igloo refuge ; les libellules boréo-alpines voient leurs points d’eau nourriciers s’assécher. Dans ce chaos, « les amphibiens représentent le groupe de vertébrés le plus menacé », déplore le chercheur du Crea Mont-Blanc.

Dans les paquets d’œufs que j’ai admirés avec Colin et Bénédicte dans les aiguilles Rouges, les têtards qui parviendront à l’âge adulte se comptent sur les doigts d’une main. C’est le cycle naturel du vivant. Des prédateurs vont venir se servir de ces friandises riches en protéines, le gel va en tuer un certain nombre, puis le torrent en crue va en emporter encore d’autres. À nous, humains, de laisser une petite chance aux survivants.


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