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Ces anesthésistes tentent d’en finir avec les gaz polluants


Paris, reportage

Les yeux rivés au regard de l’infirmière anesthésiste, le corps tendu par l’inquiétude et allongé sur la table d’opération de l’Institut Curie, le patient est sur le point de s’endormir pour une intervention chirurgicale. Il n’imagine pas que les soins censés le soulager polluent considérablement notre environnement : pourtant à peine utilisés, les blouses, masques, emballages et seringues sont tous destinés à être jetés. Mais l’usage unique n’est pas le seul responsable de la pollution générée par la pratique hospitalière. Un autre coupable invisible a été identifié il y a quelques années : le gaz d’anesthésie.

« On a commencé à se poser la question de l’effet de serre des gaz utilisés pour anesthésier les patients en 2015, raconte la Dr Jane Muret, cheffe de service d’anesthésie-réanimation à l’Institut Curie et membre du comité développement durable de l’association European Society of Anaesthesiology. Des gaz halogénés tels que le sévoflurane et le desflurane, qui sont des puissants gaz à effet de serre, ont été découverts dans l’atmosphère. Comme les anesthésistes sont les seuls à les utiliser, les coupables étaient faciles à identifier. »

En France, le bloc opératoire de l’institut et quelques hôpitaux canadiens, portugais, allemand et britannique sont les premiers au monde à avoir cherché à les capturer et à les recycler.

1 heure d’anesthésie = 600 km en voiture

Le patient s’est endormi. Blandine Garnier, infirmière anesthésiste, reste attentive à tous les paramètres cliniques affichés sur l’écran du respirateur. « Je vérifie la quantité de sévoflurane administrée au patient », indique la jeune femme. Ce type de gaz est le plus couramment appliqué aujourd’hui dans les blocs opératoires au niveau mondial. « Avant nous utilisions le desflurane, un gaz halogéné 2 540 fois plus délétère que le CO2 en matière de réchauffement climatique. En comparaison, le sévoflurane a un potentiel de réchauffement global 130 fois plus important que le CO2 », explique la Dr Jane Muret.

Selon une étude de The Lancet, une heure d’anesthésie générale avec le desflurane équivaut aux émissions de gaz à effet de serre émises par un trajet en voiture d’environ 600 km. « Dans notre centre de cancérologie, nous n’utilisons plus de desflurane depuis 2017 et nous avons construit un bloc neuf sans protoxyde d’azote : un autre gaz à effet de serre, destructeur de la couche d’ozone, dont la durée de vie prolongée dans l’atmosphère est de 114 années », déclare Jane Muret.

Pour comprendre l’ampleur du phénomène, l’utilisation d’un flacon de 250 ml de sévoflurane émet 44 kg eqCO2. En 2022, 600 flacons de ce gaz ont été utilisés au bloc opératoire de l’Institut Curie.

« Le sévoflurane a un potentiel de réchauffement global 130 fois plus important que le CO2 », explique la Dr Jane Muret.
Picryl/CC0

Il faut savoir que le « métabolisme du patient n’assimile qu’une toute petite partie du gaz qu’on lui apporte. On estime que plus de 95 % du gaz utilisé lors d’une opération s’échappe en l’état », dit la Dr Jane Muret. Avant l’apparition des respirateurs modernes, le gaz expiré par le patient anesthésié était capturé par un filtre à charbon actif, qui était changé toutes les semaines et finissait enfoui ou brûlé. Cette capture a permis d’éviter le risque d’inhalation prolongée, pouvant provoquer des maux de tête, des nausées et des atteintes du foie chez les soignants.

Puis, pour des questions de sécurité et afin d’éviter des fuites dans la salle d’intervention, un système nommé « prise Sega » (système d’évacuation des gaz anesthésiques) a remplacé ces filtres dans les années 1990. Les prises évacuent les gaz hors de la salle d’opération et les rejettent à l’extérieur de l’hôpital, donc dans l’atmosphère. Ce dispositif est néanmoins coûteux : il est énergivore et nécessite un entretien régulier pour vérifier sa bonne fonctionnalité. Ce coût pour l’hôpital a été un argument pour la mise en place d’un système écologiquement moins néfaste. « À Curie il y a deux ans, nous avons mis en place, avec une entreprise de matériel médical, un système de récupération des gaz pour éviter que ceux-ci finissent dans l’atmosphère », raconte la Dr Jane Muret.

Freins au recyclage

Au bloc opératoire, autour de Blandine Garnier et du Dr Muret naviguent de nombreux câbles et tuyaux. « Le gaz sort du respirateur, entre dans les poumons du patient et est expiré en circuit fermé. Il est ensuite capté dans une cartouche située à l’arrière de l’appareil », explique le médecin. Lorsque cette cartouche est pleine, elle est changée et part ensuite pour être recyclée. Mais deux problèmes se posent à ce système.

D’abord, comme il est nouveau, son efficacité reste peu évaluée. « Nous avons réalisé des tests branchés sur un ballon. Les résultats sont plutôt positifs, avec 90 % du gaz recueilli. La même étude est en cours sur des patients. Nous manquons encore de données, mais elles devraient se préciser d’ici la fin de l’année », dit le Dr Guillaume Blanchard, interne d’anesthésie, dont le travail de recherche de thèse porte sur ce sujet.

Le second frein se trouve au niveau européen, où le Parlement a donné en février dernier son feu vert à un durcissement des règles sur les exportations de déchets de l’Union européenne. Le texte, qui révise une législation de 2006, maintient l’interdiction de transférer des déchets destinés à être éliminés vers des pays tiers, même au sein de l’Europe. L’usine de recyclage étant en Allemagne, l’Institut Curie s’est retrouvé dans l’impossibilité d’exporter les cartouches de gaz usagées.

« Au départ, l’entreprise allemande acceptait de récupérer les recharges. D’un point de vue de la loi, nous n’étions pas certains que ces gaz étaient considérés comme des déchets. Mais en février, la société s’est inquiétée d’être soumise à des amendes et a donc préféré stopper les exportations », poursuit le Dr Muret. Pour l’instant, les cartouches sont stockées dans une réserve du bloc opératoire, ce qui n’est pas une solution pérenne.

Certains médecins aimeraient décentraliser la fabrication du sévoflurane grâce au recyclage.
Pickpik/CC0

Derrière son masque, le visage du Dr Blanchard laisse paraître une forme de déception. « Côté écologique, c’est évident que ce système doit être valorisé », affirme l’interne d’anesthésie. Il met en avant deux autres arguments : l’aspect économique et la notion d’indépendance. « Le coût du dispositif de récupération est moindre comparé à celui de l’installation et de l’entretien des prises Sega. » Et la crise du Covid-19 a démontré à quel point nous étions dépendants des pays produisant les dispositifs médicaux. Or, « la fabrication du sévoflurane est centralisée en Asie. La possibilité d’y avoir accès à l’échelle européenne grâce à ce système de recyclage est pour moi un intérêt supplémentaire », dit-il.

En attendant de trouver une solution durable, la sobriété reste l’objectif de toute l’équipe d’anesthésie du bloc opératoire de l’Institut Curie. « Le meilleur déchet est celui que nous n’utilisons pas », affirme Jane Muret. La Société française d’anesthésie et de réanimation (Sfar) recommande d’ailleurs de réduire la consommation en gaz halogéné et donc de réduire la quantité rejetée. « Nous pouvons réutiliser jusqu’à 95 % du gaz que le patient a déjà expiré, qui est ensuite filtré et épuré de son CO2 », explique-t-elle.

L’utilisation d’anesthésiants intraveineux est aussi une solution évoquée par la Sfar pour remplacer les gaz. « Chez l’enfant, c’est compliqué, on peut avoir des difficultés pour leur poser une voie veineuse, dit la Dr Jane Muret. Et puis, les médicaments ont aussi une toxicité et sont évacués dans les urines, donc dans la nature. Il faudrait calculer le cycle de vie de ce traitement et le comparer aux gaz pour voir lequel est le plus vert. »


Quid des autres hôpitaux ?

Dans le milieu médical, les choses évoluent petit à petit. Depuis la création, en 2016, d’un comité de développement durable par la Sfar qui propose un certain nombre de recommandations de verdissement, de plus en plus de jeunes médecins s’engagent dans plus d’écologie à l’hôpital. Le collectif écoresponsable en santé Ceres a été créé en 2020. Il regroupe dix-sept associations professionnelles, dont la Sfar et l’Association française de chirurgie pour diminuer le bilan carbone des hôpitaux.

« Nous avons commencé notre transition écologique au CHU de Strasbourg en 2017 sous l’impulsion des anesthésistes. On a commencé par recycler les métaux et diminuer notre consommation de produits à usage unique, affirme le Dr Patrick Pessaux, chirurgien digestif au CHU de Strasbourg, président du collectif Ceres et du comité de la transition écologique de la Fédération hospitalière de France, et conseiller expert de la transition écologique à l’ARS Grand Est. Tous les professionnels se sont investis. Cette implication donne du sens à tous les acteurs de l’hôpital. »



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