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De la guerre comme matériau romanesque, par Jean-Arnault Dérens (Le Monde diplomatique, mai 2024)

ByVeritatis

Mai 6, 2024


Quand la Russie a envahi l’Ukraine, en février 2022, certains commentateurs ont parlé du « retour » de la guerre en Europe, « pour la première fois depuis 1945 ». L’assertion a pu choquer les citoyens des pays qui furent membres de la fédération de Yougoslavie, où l’on garde vive la mémoire des sanglantes années 1990. La guerre a toujours mis au défi la créativité des écrivains, mais que peut-on écrire, loin des fresques épiques, quand on est civil, désarmé, pris au piège du conflit armé ? Telle est l’expérience du journaliste et poète sarajévien Semezdin Mehmedinović, dont le magnifique Sarajevo Blues, journal intime de la première année du siège de la capitale bosnienne par l’armée serbe, mêlant poèmes et courts textes en prose, est enfin traduit en français (1).

Deux textes très originaux s’interrogent sur le basculement des sociétés dans la guerre. Ils nous viennent tous deux du Medjimurje, région d’étangs et de rivières des confins croato-slovènes, la plus éloignée des lignes de front qui traversèrent la Croatie. Dans Scènes villageoises sans cochon (2), Željka Horvat Čeč montre comment cette région rurale bascula aussi dans la logique du nationalisme et de l’affrontement. La jeune narratrice, souffrant d’un mal « à la tête » jamais nommé, garçon manqué qui adore jouer au football, grandit dans une famille de « cocos », qui ne suivent pas les pratiques religieuses et sont suspectés d’être de « mauvais Croates ». Elle assurera pourtant à son instituteur qu’elle voudrait, elle aussi, « défendre la Croatie contre les Serbes », mais celui-ci tempérera ses ardeurs, « car les femmes ne vont pas à la guerre ».

C’est dans cette même région du Medjimurje croate, « pays de gens paisibles, qui ne quittaient jamais leur coin de nature, sauf quand ils y étaient contraints par la famine ou la misère la plus extrême », que s’enracine le roman de Kristian Novak Terre, mère noire, qui a obtenu un immense succès en Croatie lors de sa parution en 2013 (3). Le narrateur, jeune écrivain à succès — non pas un double, mais plutôt un compagnon de l’auteur, né en 1979 en Allemagne dans une famille immigrée —, souffre d’amnésie à propos de ses années d’enfance. Son village a été le théâtre d’une étrange « épidémie » de suicides entre la mi-mai et la fin juin 1991, quand la Croatie s’engageait vers l’indépendance… Tout commence par l’enterrement du père du narrateur, mort en Allemagne, quand deux étranges créatures issues du riche fonds de légendes de la région apparaissent au petit garçon, l’entraînant dans les plus dangereuses aventures.

La guerre, Velibor Čolić l’a vécue de manière très directe pour avoir combattu dans sa région natale du nord de la Bosnie-Herzégovine avant de se réfugier en France en 1992. Dans Guerre et pluie (4), son sixième livre écrit en français, il revient sur cette expérience des combats, déjà évoquée dans plusieurs de ses livres. C’est une douloureuse maladie de la peau qui le jette sur la voie de cette nouvelle introspection. Un spécialiste lui suggère : ce n’est « rien d’autre que la guerre qui sort de vous. Par la peau, car la peau est le miroir de notre âme. Et c’est moche, toutes ces blessures et ces inflammations, car la guerre est très, très moche ».

(1 Semezdin Mehmedinović, Sarajevo Blues, traduit du bosniaque par Chloé Billon, Le Bruit du monde, Marseille, 2024, 176 pages, 20 euros.

(2 Željka Horvat Čeč, Scènes villageoises sans cochon, traduit du croate par Chloé Billon, La Peuplade, Québec, 2024, 200 pages, 20 euros.

(3 Kristian Novak, Terre, mère noire, traduit du croate par Chloé Billon, Les Argonautes, Saint-Germain-en-Laye, 2023, 356 pages, 23,50 euros.

(4 Velibor Čolić, Guerre et pluie, Gallimard, Paris, 2024, 288 pages, 22 euros.



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