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« Le productivisme est omniprésent dans l’histoire agricole française »


C’est le texte qui doit porter la vision du gouvernement pour l’avenir de l’agriculture. Le projet de loi « d’orientation pour la souveraineté agricole et l’avenir des générations en agriculture » entame son parcours à l’Assemblée nationale ce lundi 29 avril. Les députés débutent l’examen en commission, avant un passage en plénière dans deux semaines.

Mais le texte ne fait qu’approfondir un système agricole délétère pour l’environnement et le revenu paysan, craignent ses détracteurs. Une vision productiviste, portée par le gouvernement et la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), qui n’a rien de nouveau. L’idée que l’agriculture doit produire toujours plus remonte au XIXe siècle, où l’on retrouve aussi les ancêtres du patron de la FNSEA, Arnaud Rousseau. C’est ce que montrent les travaux de l’historien Anthony Hamon, spécialiste de la naissance du productivisme agricole.

Reporterre — On a tendance à dater le modèle agricole productiviste de la révolution verte des années 1960. D’après vos recherches, il est en réalité bien antérieur ?

Anthony Hamon — Il existe depuis le XVIIe siècle, à l’époque de Louis XIV. Ce modèle agricole commercial pourrait être considéré comme l’ancêtre de l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui. Par exemple, dans la région parisienne, des fermiers ont pu s’enrichir, notamment en vendant leurs denrées à la capitale. À l’époque, le modèle agricole dominant était celui de l’agriculture de subsistance. Ce n’était pas un métier, mais un mode de vie. Ce modèle était adossé à l’agriculture rentière imposée par les grands propriétaires nobles et bourgeois. La culture des céréales restait prépondérante.

Ces deux modèles agricoles ont coexisté de manière plutôt pacifique jusqu’au XIXe siècle. Là, agronomes et économistes ont commencé à dire que cette agriculture de subsistance était incapable de nourrir l’État entier. Ils prônaient une agriculture commerciale visant à enrichir le producteur. De nombreux agronomes ont écrit des traités, notamment Édouard Lecouteux, considéré comme le père de l’économie rurale.

En 1855, il a publié Principes économiques de la culture améliorante. Il y théorisait le paradigme productiviste. L’idée en était que plus il y aurait de débouchés, plus les producteurs pourraient vendre, et plus cela les inciterait à produire, dans un cercle vertueux. À l’époque, le développement du chemin de fer, de la marine à vapeur, des routes et l’essor de l’urbanisation permettaient un agrandissement formidable du marché. Alors que la France était protectionniste, Édouard Lecouteux préconisait surtout d’ouvrir nos frontières, d’exporter. C’était un changement de paradigme. L’idée était que pour fournir à manger à toute la nation, l’agriculture française devait exporter. Sinon, il y aurait une baisse des prix, des crises de surproduction et cela inciterait à moins produire. Et qu’en cas de mauvaise récolte, il y aurait un risque de famine.

En quoi cette idée est-elle encore présente aujourd’hui dans les discours sur l’agriculture ?

Quand le président de la FNSEA Arnaud Rousseau parle de souveraineté alimentaire, cela n’a rien de nouveau, il est encore dans cette logique. Pour lui, la souveraineté est indissociable d’une agriculture exportatrice et intégrée dans les marchés internationaux. Il prône une division du travail agricole à l’échelle de la planète avec des spécialisations régionales. Ce n’est pas l’agriculture française qui répondra à elle seule à tous les besoins des Français. Elle doit produire ce qu’elle sait produire. Et le reste doit être importé en fonction des besoins des consommateurs.

« Édouard Lecouteux avait notamment pour amis les grands céréaliers capitalistes de la Beauce parisienne [ici un champ à Chalou-Moulineux]. Ils ressemblent beaucoup à ceux qui contrôlent la FNSEA à l’heure actuelle. »
Wikimedia Commons/CC BYSA 3.0 Deed/Marc Séjourné

En contrepartie, il existe une concurrence. Et donc, si la réglementation fait que l’on produit plus cher, selon lui l’agriculture française ne sera pas compétitive. On ne sera ainsi pas souverains et on devra importer plus de produits. Ce mode de pensée vient tout droit du XIXe siècle.


Vous décrivez également les entrepreneurs agricoles du XIXe siècle. Sont-ils les ancêtres de certains agriculteurs aujourd’hui ?

Édouard Lecouteux avait notamment pour amis les grands céréaliers capitalistes de la Beauce parisienne. Ils ressemblent beaucoup à ceux qui contrôlent la FNSEA à l’heure actuelle. Ils avaient déjà de grandes exploitations et leur spécificité était qu’ils produisaient des céréales destinées à alimenter Paris, mais aussi à l’exportation. Durant les années 1860-1870, la France est la première puissance productrice de blé du monde !

Ce modèle a été battu en brèche dans les années 1880, quand a émergé la concurrence des États-Unis. La Troisième République a mis en place des tarifs protecteurs pour ces céréaliers de la Beauce. Édouard Lecouteux était libre-échangiste jusque sous le Second Empire, puis 20 à 30 ans plus tard, s’est retrouvé à la tête du mouvement protectionniste. Il était très lié aux intérêts de ces grands fermiers, qui défendaient le libre-échange ou le protectionnisme en fonction de leurs intérêts économiques.


Une « agriculture paysanne » est aujourd’hui défendue par certains acteurs agricoles, comme le mouvement international Via Campesina ou la Confédération paysanne. Quel est l’ancêtre de ce modèle ?

Leur modèle est la polyculture-élevage. C’est la référence de l’agriculture biologique aujourd’hui, avec l’idée qu’elle se suffit à elle-même et est « respectueuse » de la nature. Elle s’est surtout développée au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les gouvernants de la Troisième République ont favorisé son essor. Elle a connu son apogée dans l’entre-deux-guerres, et a été victime de la révolution verte des années 1950-1960.

« Une paysannerie vue comme anticapitaliste »

L’idée d’Édouard Lecouteux était de remplacer l’agriculture de subsistance par son modèle commercial. Cela ne s’est pas passé ainsi. Le modèle de polyculture-élevage est un peu le résultat d’une fusion entre agriculture de subsistance et agriculture commerciale. Il y a une forme d’autarcie de l’exploitation. On y cultive du blé, des légumes, des fruits, on a quelques vaches. Le but est à la fois de se nourrir et de vendre en ville, sur le marché de proximité. Sauf pour le blé, les bestiaux et le lait, qui sont partis aux coopératives, qui ont fait pression à partir des années 1950-1960 pour une réforme radicale de l’agriculture, et inciter au productivisme.

Dès les années 1950, des personnes ont pris la défense de la polyculture-élevage. Elles ont été moquées, pointées du doigt, on a dit qu’elles pratiquaient une agriculture archaïque. Elles ont subi des pressions qui existent encore aujourd’hui, décrites par exemple dans l’enquête du journaliste Nicolas Legendre, Silence dans les champs.


Pourquoi croit-on que le productivisme agricole est né dans les années 1950 ?

Il commencerait à partir de mise en place de la PAC [Politique agricole commune] en 1962. Selon moi, on focalise sur la révolution productiviste parce que des personnes encore vivantes l’ont vécue. Un formidable « coup d’accélérateur » a certes été donné à l’époque. Des mesures radicales, comme le remembrement rural, ont été prises par les gouvernements en accord avec une partie de la société.

Mais la logique productiviste est née un siècle avant. Édouard Lecouteux est à l’origine en 1867 de la création de la Société des agriculteurs de France, la SAF, qui existe encore. Il s’agissait d’une association de grands propriétaires fonciers qui voulaient transformer l’agriculture rentière en agriculture capitaliste. La SAF a participé à créer une bonne partie des syndicats agricoles en France sous la Troisième République, mis en réseau par le régime de Vichy. La FNSEA, fondée en 1946, a hérité et profite encore de ce maillage syndical. La SAF a contribué à la diffusion de la logique productiviste dans le champ agricole. La révolution productiviste des années 1960 est l’aboutissement de ce projet.

« Les Paysans de Flagey revenant de la foire », de Gustave Courbet.
Wikimedia Commons/CC0

L’entre-deux-guerres a été l’apogée de la polyculture-élevage. On valorisait alors la figure du soldat paysan, qui s’était battu dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale. On l’opposait à l’ouvrier des villes, socialiste et révolutionnaire ; alors que le paysan aurait été modéré, travailleur, partisan de l’ordre. Il y avait la volonté de garder une France rurale, de contrer l’exode rural. Le régime de Vichy a marqué l’acmé de ce modèle. C’était aussi un modèle de société, dont l’imaginaire a été construit au XIXe siècle, comme le montrent les tableaux de Jean-Baptiste Corot ou de Gustave Courbet. Chaque membre de la famille avait son rôle : l’homme labourait, la femme nourrissait les animaux, les enfants gardaient le troupeau. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, à la Libération, des problèmes d’approvisionnement alimentaire ont eu lieu. Cela a justifié le bond en avant productiviste, même si en réalité, dès les années 50, l’agriculture française avait retrouvé ses niveaux de production d’avant-guerre et arrivait à nourrir la population.

Pourquoi des organisations paysannes de gauche, comme la Confédération paysanne, ont-elles choisi comme référence le même modèle agricole que celui du régime de Vichy ?

Je ne pense pas qu’ils en aient conscience. Vichy avait lui-même hérité de ce modèle agricole de la Troisième République. Plusieurs éléments leur ont fait choisir la polyculture-élevage. D’abord, dans les années 1950-1960, les fondateurs de la Confédération paysanne ont redécouvert plusieurs auteurs, dont Alexandre Chayanov, un économiste agraire soviétique qui s’était opposé à la collectivisation des terres dans les années 1930. Il prônait une agriculture paysanne opposée à l’agriculture capitaliste. Cela s’est cristallisé lors de la lutte du Larzac : le productivisme a alors été associé au modèle agricole capitaliste. Et l’agriculture paysanne a été associée à la polyculture-élevage, qui était le modèle des parents et grands-parents. Cette paysannerie a été vue comme anticapitaliste.

Les paysannes ont aussi poussé pour promouvoir cette autre agriculture. Avec ses tracteurs et ses grosses machines destinés aux hommes, elle suggérait que les femmes devaient rester au foyer.

Le productivisme n’a donc pas toujours été le modèle dominant. L’agriculture française peut-elle évoluer à l’avenir ?

Une chose est sûre, l’État a toujours la main. Lorsque l’agriculture commerciale est devenue le modèle dominant, c’est l’État qui l’a permis. Les classes dirigeantes du pays y trouvaient leur intérêt. Aujourd’hui, je ne vois pas de volonté de la part d’Emmanuel Macron ou de Gabriel Attal de changer de système agricole. Ils n’iront pas contre certains intérêts économiques.



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