• dim. Mai 19th, 2024

un démarrage malgré des zones d’ombre


Mardi 7 mai 2024, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a donné son accord pour que l’EPR de Flamanville soit mis en service, c’est-à-dire pour qu’il reçoive son premier chargement de combustible. Après dix-sept ans d’un chantier qui a viré au calvaire et à de vertigineux dérapages de coûts — 19,1 milliards d’euros au lieu des 3,3 initialement prévus —, le réacteur nucléaire le plus puissant de France devrait être connecté au réseau cet été. D’après La Presse de la Manche, Emmanuel Macron en personne devrait venir assister à la « phase de démarrage » et une soirée de lancement serait programmée à la Cité de la mer de Cherbourg-en-Cotentin.

Avec douze ans de retard à l’allumage, il est a priori difficile de parler d’un démarrage précipité. « Il y a quand même de petites choses qui nous laissent un peu sceptiques », raconte à Reporterre Guy Vastel, membre de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (Acro) et de la Commission locale d’information (CLI) de Flamanville. Au cœur de ses préoccupations : le choix d’EDF de ne pas remplacer le couvercle défectueux de la cuve de l’EPR avant sa mise en service, mais à l’issue du premier cycle de fonctionnement fin 2025. Cette décision implique l’exposition de travailleurs à un surcroît de radioactivité et un déchet radioactif supplémentaire à gérer. Ceci, alors que le nouveau couvercle de cuve doit être livré dès la fin de l’été 2024, soit à peu près en même temps que la connexion de l’EPR au réseau.

La crainte d’une irradiation

Rembobinons. Fin 2014, Areva (depuis renommé Orano) découvrait des anomalies de concentration de carbone dans la cuve et la calotte forgés dans son usine du Creusot. Ce défaut « diminue la ténacité de l’acier et accroît le risque de propagation rapide de fissures », expliquait en 2017 à Reporterre Jean-Christophe Niel, le directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Une malfaçon d’autant plus inquiétante que cette pièce constitue le cœur du réacteur, au sein duquel se niche la très dangereuse réaction atomique. « La cuve participe au confinement de la matière radioactive dans le cœur du réacteur. L’intégrité de cette pièce est tellement essentielle que sa rupture n’est même pas étudiée dans les scénarios de sûreté, tellement elle serait impensable », précisait d’ailleurs M. Niel.

En 2018, à l’issue de nombreux tests complémentaires, l’ASN a toutefois autorisé la mise en service et l’utilisation de la cuve, et exigé le changement de son couvercle, traversé de multiples tubulures, avant le 31 décembre 2024. À l’époque, la mise en service de l’EPR était prévue en octobre 2019. Suite à de nouveaux dérapages de calendrier, l’ASN a modifié cette décision en mai 2023 et autorisé l’utilisation du couvercle jusqu’à « l’arrêt du réacteur au cours duquel la première requalification complète du circuit primaire est réalisée », c’est-à-dire après le premier cycle de fonctionnement du réacteur.

Le chantier de l’EPR de Flamanville, ici en 2020, a douze ans de retard.
Wikimedia Commons/CC BYSA 4.0 Deed/JKremona

Le démarrage de l’EPR avec un couvercle de cuve défectueux est donc tout à fait légal et autorisé. Mais ce choix industriel indigne Gilles Reynaud, président de l’association Ma Zone contrôlée et ancien salarié d’Orano. « Pour moi, on pourrait attendre. On attend le couvercle propre, on le change. Mieux vaut le faire maintenant que dans un an et demi avec un réacteur qui va fonctionner », juge-t-il, en estimant que « changer ce couvercle de cuve [avant le démarrage du réacteur] serait respectueux pour les intervenants et les populations ».

Contacté par Reporterre, EDF a confirmé par écrit la livraison du nouveau couvercle « à la fin de l’été 2024 ». « Le couvercle neuf sera ensuite équipé sur site et contrôlé pendant plusieurs mois afin d’être prêt pour son installation lors du premier arrêt programmé pour maintenance », a-t-il précisé. En revanche, l’électricien ne s’est pas montré très loquace sur les différences concrètes de conditions de travail entre un chantier de remplacement d’un couvercle « sain », avant la mise en service du réacteur, et son remplacement après irradiation.

« Limiter au minimum possible cette exposition des travailleurs »

« Les conditions d’intervention sont différentes, puisque le couvercle de cuve sera irradié et générera donc une exposition des travailleurs aux rayonnements ionisants, a pour sa part écrit l’ASN à Reporterre. EDF a étudié les conditions d’intervention de façon à limiter au minimum possible cette exposition des travailleurs. Cette évaluation et la suffisance des dispositions prévues pour limiter l’exposition des travailleurs font l’objet d’une instruction par l’ASN. » Dans sa décision de mai 2023, l’ASN évaluait la dose collective supplémentaire induite par le remplacement du couvercle après la mise en service du réacteur à 200 H.mSv [1]. Un supplément « du même ordre de grandeur que celui d’autres opérations de remplacement d’équipements du circuit primaire principal », précise-t-elle. Contactée, la CGT de Flamanville n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Autre problème : un couvercle de cuve irradié sorti de l’enceinte de confinement de son réacteur se transforme instantanément en déchet radioactif. Pour le gérer, l’ASN a demandé à EDF de construire un bâtiment spécial sur le site de l’EPR de Flamanville, où l’entreposer avant son envoi au centre de stockage de l’Aube [2]. Ce chantier doit être mené en 2024, a précisé EDF à Reporterre. Ce dernier n’a toutefois pas répondu aux questions sur les dimensions de cet ouvrage, ni sur la durée et le coût du chantier. Gilles Reynaud, lui, pense avoir une idée du type de bâtiment auquel il peut s’apparenter. « Quand des générateurs de vapeur du parc existant ont été changés, des sarcophages ont été construits dans les centrales pour les stocker. Ce sont des bâtiments avec des épaisseurs de béton conséquentes », décrit-il.

Démarrer pour rassurer les acheteurs

Pourquoi EDF a-t-il, malgré les difficultés que cela entraîne, choisi de démarrer l’EPR avant de changer le couvercle ? « Je comprends vos questions, mais je n’aurai pas plus de précisions à vous apporter sur ce volet-là », nous a répondu le service communication. Longtemps, l’électricien a espéré échapper à ce changement. En 2017, il avait annoncé un appel d’offres international pour développer une méthode de contrôle du couvercle, et s’épargner ainsi un processus long (il faut entre 4 et 9 mois pour remplacer un couvercle, et ce délai peut s’allonger en cas de problème) et coûteux ; « une fourchette de 100 millions d’euros », avait évalué le directeur du projet Flamanville 3 d’EDF de l’époque. « C’est un choix d’EDF », a pour sa part répondu l’ASN. Dans sa décision de mai 2023, elle avait indiqué que « le remplacement du couvercle de la cuve avant la mise en service du réacteur conduirait à reporter celle-ci d’environ un an ».

Pour Guy Vastel et Gilles Reynaud, c’est clair : EDF et le gouvernement ne pouvaient se permettre un nouveau retard de livraison de l’EPR de Flamanville. « C’est politique. Il faut démarrer ce réacteur. On sent bien ça. On démarre et après on verra », dit Guy Vastel. « Avec le retard qui a été pris, on peut comprendre l’intérêt, l’enjeu de la France est de montrer qu’elle maîtrise le nucléaire pour se lancer dans les futurs EPR », abonde Gilles Reynaud.

Ni EDF ni l’ASN ne se sont exprimés sur le sujet. Mais le contexte est éclairant. En février 2022, Emmanuel Macron a annoncé la construction d’au moins six nouveaux EPR en France. La France cherche à vendre ses réacteurs à l’étranger — le 30 avril, EDF a annoncé avoir remis à la République tchèque une offre actualisée pour la construction de jusqu’à quatre réacteurs type EPR. Mais le chemin de croix se poursuit pour EDF. Initialement estimés à 18 milliards de livres, ses deux EPR d’Hinkley Point en Grande-Bretagne pourraient coûter 31 à 35 milliards de livres et ne pas être mis en service avant 2029 voire 2031, au lieu de fin 2025.

Le programme de six EPR2 ne s’annonce pas sous de très bons auspices : son coût, initialement estimé à 51,7 milliards d’euros, a été réévalué en mars à 67,4 milliards d’euros. La facture dépassera probablement les 100 milliards d’euros, selon Greenpeace. Une analyse étasunienne publiée en avril juge carrément ce projet « irréaliste ». Dans ces conditions, et alors que la France bataille au niveau européen, auprès des entreprises électro-intensives françaises et même de la Suisse pour financer ce programme, il semble important que l’EPR de Flamanville démarre enfin pour rassurer quant aux perspectives de cette technologie.



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