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Fuites organisées, révélations, influence : le renseignement fait son coming-out politique

ByVeritatis

Mai 8, 2024


L’essence du renseignement, c’est de savoir ce que les autres ignorent, en toute discrétion. Les services du monde entier orchestrent pourtant révélations et fuites, témoignant d’une nécessité pour eux de participer à la guerre informationnelle que se livrent les grandes puissances. 

La fuite organisée du “secret défense” n’est pas nouvelle : on l’observe dès la crise de Cuba en 1962, lorsque Washington affirme pouvoir démontrer le déploiement sur l’île de missiles nucléaires russes. 

Mais une tendance lourde s’est imposée depuis le début 2022, lorsque les États-Unis ont accusé la Russie de préparer l’invasion de l’Ukraine. Le 24 février, les faits leur donnaient raison. 

“L’Ukraine a replacé le renseignement sur le devant de la scène, ce qui n’était pas évident. Car si les faits te donnent tort, tu perds en crédibilité”, explique Alexandre Papaemmanuel, enseignant à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. 

Deux décennies après l’invasion américaine de l’Irak (2003), justifiée par l’accusation fallacieuse que Bagdad détenait des armes de destruction massive, les Etats-Unis ont regagné un crédit brutalement perdu. 

“Cela a redonné de la confiance” aux alliés des Américains comme aux journalistes, à la société civile et à la communauté OSINT (le renseignement en sources ouvertes sur internet), ajoute ce spécialiste du renseignement. 

De fait, le phénomène se propage. L’Ukraine et la Grande Bretagne diffusent quotidiennement des informations du front sur X. Les services estoniens publient des rapports régulièrement. D’autres sont plus discrets. 

– “Communication stratégique” – 

“La plupart des gouvernements de l’Union européenne essayent de délaisser l’ancienne posture ultra prudente au profit d’un positionnement plus frontal vis à vis des ingérences russes et chinoises”, relève Christopher Nehring, chercheur à la Fondation Konrad Adenauer en Allemagne. 

“Ils les attaquent rarement ouvertement, mais font fuiter du renseignement dans la presse”. 

Un positionnement initié non par les espions mais par les responsables politiques qui les dirigent. Et qui a pu surprendre des administrations dont l’ADN reste le secret. 

“Si certains d’entre nous, responsables chevronnés du renseignement, avons froncé les sourcils” devant la publication d’informations classifiées, “je suis convaincu que cette tendance restera comme outil politique et de communication stratégique”, admet un haut responsable européen de la communauté du renseignement. 

Le ministère chinois de la Sécurité de l’Etat (MSE) a lui-même considérablement accru sa visibilité, notamment sur la populaire application WeChat, souligne le Soufan Center, centre de recherche américain spécialisé dans les questions de défense. 

“La poussée récente du MSE dans le domaine public montre que les agences de renseignement adoptent un profil plus à découvert, et que le renseignement déclassifié est utilisé comme un outil de politique étrangère et des affaires de l’Etat”, estime-t-il. 

“Les activités clandestines resteront sans aucun doute l’activité principale des agences, mais celles-ci continueront à s’aventurer dans l’espace public.” 

Le phénomène s’inscrit dans un espace public saturé de captations satellites et d’images d’origine commerciales, augmentant la transparence des zones de guerre. L’Ukraine constitue à cet égard un marqueur de l’histoire des conflits armés. 

Plus largement, la guerre informationnelle s’est généralisée, avec une lutte acharnée pour le façonnage des opinions et la volonté de maîtrise, par les puissances, de leur image planétaire et des narratifs dominants. 

– “Outil politique” – 

L’espion, certes, peut rechigner à voir son paradigme être ainsi bousculé. Révéler une information peut griller une source, assécher un réseau, provoquer la multiplication de fuites cette fois non intentionnelles. 

“L’utilisation du renseignement comme outil politique augmente le risque qu’il devienne une arme politique” stricto sensu, préviennent David Gioe et Michael Morell, deux anciens de la CIA, sur le site Foreign Policy. “Dans ce cas, la communauté du renseignement perdrait son atout le plus précieux : sa réputation d’objectivité.” 

Mais l’exemple ukrainien a lancé une évolution irréversible, tranchent-ils. “Le génie est sorti de sa bouteille”. 

Pour Alexandre Papaemmanuel, chaque “fuite” relève d’une “discussion permanente entre renseignement et politique, qui porte sur le rapport coût-bénéfice d’une révélation.” 

Renseignement humain, données techniques et informations en sources ouvertes s’entremêlent. “C’est désormais l’alliance de ces capteurs souverains et de ceux disponibles sur le marché qui fait la force d’une information”. 

L’apparition croissante, ces dernières années, de dossiers d’espionnage dans les tribunaux témoigne de la même volonté d’assumer publiquement le bras de fer. 





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