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quand marques et États instrumentalisent le véganisme


Jérôme Segal est historien, spécialiste du mouvement végane et antispéciste. Il est l’auteur du livre Veganwashing, l’instrumentalisation politique du véganisme, paru en mai 2024 aux éditions Lux.


Reporterre – Qu’est-ce que c’est, le veganwashing ?

Jérôme Segal – C’est lorsqu’une entité (une entreprise, un État, une association…) décide de promouvoir officiellement le véganisme [le fait de ne pas consommer de produits d’origine animale], non pas pour des raisons environnementales, sanitaires ou éthiques, mais pour redorer son image. Quand Tesla annonce qu’elle va désormais proposer des voitures dotées de sièges en cuir végane, par exemple, ou que Ferrero annonce à grand renfort de communication que sa pâte à tartiner va également être vendue dans une version entièrement végétale.

Le veganwashing peut contribuer à faire oublier les raisons qui poussent les gens à se tourner vers le véganisme et l’antispécisme [l’idéologie selon laquelle l’appartenance d’un individu à une espèce n’est pas un critère pertinent pour une quelconque considération morale], voire à le faire passer pour une mode, un style de vie relevant d’un choix personnel, un régime en vogue comme le crudivorisme ou le régime « paléo ». Alors que c’est une démarche s’inscrivant dans un projet politique de société.

Seulement 0,5 % des Français sont véganes.
Unsplash/CC/Hermes Rivera

Le veganwashing est un phénomène récent, lié à l’émergence du véganisme. Si le terme anglais « vegan » [écrit «  végane » en français] date de 1944, il n’est vraiment présent en France que depuis une vingtaine d’années.

Vous écrivez que le véganisme est plus sujet à récupération que les autres mouvements, comme le féminisme ou le mouvement LGBTQIA+. Pourquoi ?

D’un point de vue sociologique et politique, c’est un mouvement fluide. Les personnes véganes ont des modes d’action complètement différents entre elles : certaines vont rester dans leur coin, manger végane mais ne pas en parler autour d’elles ; d’autres vont être plus militantes, en s’investissant dans des associations ou en sauvant des animaux d’élevage, par exemple. C’est cette diversité qui constitue le côté fluide de ce mouvement.

« Quand on a un mouvement aussi disparate, c’est plus facile de l’instrumentaliser »

Il n’y a pas non plus d’instance officielle pour représenter le véganisme en France. Il existe des associations très disparates comme l’Association végétarienne de France, L214, Anonymous for the voiceless, One voice, la Fondation Brigitte Bardot… Même s’il a recueilli 2,2 % des voix aux élections européennes en 2019, le Parti animaliste est aussi assez marginal, il n’a pas les moyens de dire « voilà, c’est ça la cause animale ».

Donc quand on a un mouvement aussi disparate, c’est plus facile de l’instrumentaliser. C’est aussi un mouvement minoritaire : seulement 0,5 % des Français sont véganes, donc il ne peut pas y avoir d’instance avec une surface médiatique assez importante pour combattre tous les phénomènes de récupération.

Vous commencez votre livre en donnant un exemple de récupération politique assez éloquent : celui d’Israël.

Le terme de veganwashing est justement apparu en Israël en 2013. Un juriste, Aeyal Gross, l’a utilisé pour décrire l’attitude du Premier ministre Benyamin Nétanyahou.

Le gouvernement Nétanyahou a une façon de vendre l’image d’Israël, en disant qu’il serait le premier pays au monde pour le véganisme. Ce n’est pas faux : on estime qu’il y a entre 3 et 5 % de véganes en Israël, soit 6 à 10 fois plus qu’en France. Mais l’idée du gouvernement est de présenter Israël sous un jour faussement positif pour cette raison.

Par exemple, depuis 2011, une agence de communication a déjà invité plus de 250 influenceurs pour leur montrer comme c’est facile de manger végane en Israël. Des « birthright trips » véganes sont aussi organisés, soit des déclinaisons véganes de voyages de découverte d’Israël, offerts à toutes les personnes juives âgées de 18 à 26 ans dans le monde. On leur présente un pays fantastique, en mettant de côté tout ce qui est problématique dans le pays, les manquements aux droits humains, on ne les emmène pas dans les colonies…

En 2019, le 1er novembre – à l’occasion de la Journée mondiale du véganisme – l’armée israélienne a même publié une vidéo où elle se présente comme « l’armée la plus végane du monde », car les soldats peuvent avoir une alimentation végétale, des bottes en similicuir, etc. Bref, c’est une utilisation du véganisme pour mettre de côté des aspects moins reluisants de la politique israélienne.

D’ailleurs, si le gouvernement était vraiment favorable au véganisme, il accepterait les idées antispécistes, notamment l’égalité de traitement des individus. Or ce n’est pas du tout ce qu’il fait, parce qu’il animalise les Palestiniens. Dès 2015, la ministre de la Justice de Nétanyahou avait comparé des Palestiniens tués par l’armée israélienne à des « serpents », et leur famille à « un nid de serpents ».

Comment analysez-vous cette comparaison ?

C’est un processus d’animalisation vraiment très inquiétant, car il est à l’origine de tous les massacres : au début des années 1910, les Turcs ont proclamé que les Arméniens étaient des « chiens » et qu’il fallait les traiter comme des chiens, les nazis ont traité les Juifs de « vermines », on a traité les Africains de « singes » au moment de la colonisation… Ce processus d’animalisation va de pair avec un processus de déshumanisation, et c’est le premier pas vers le génocide.

Dans le cas de la Palestine, dès le 9 octobre 2023, soit deux jours après les attaques du Hamas, le ministre israélien de la Défense a déclaré à propos des habitants de Gaza : « J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. »

En disant cela, il ne s’en prend pas au Hamas, mais à toute la population palestinienne. C’est la raison pour laquelle, depuis janvier, la Cour internationale de justice estime qu’il y a un risque réel de génocide à Gaza. Et c’est pour cela que le procureur de la Cour pénale internationale a réclamé des mandats d’arrêt contre Nétanyahou et son ministre de la Défense.

Outre les récupérations politiques, vous évoquez dans votre livre la récupération marchande du véganisme par des entreprises pour redorer leur image…

Je distingue les entreprises qui défendent vraiment les valeurs du véganisme, donnent de l’argent aux refuges et soutiennent des associations ; et celles qui font du veganwashing. Quand Herta, qui fait 99 % de son chiffre d’affaires sur des produits animaux, lance une gamme végétale, c’est clairement du veganwashing. Il n’y a pas de volonté, sur le fond, de réduire la part de viande dans son activité.

Ils veulent améliorer leur image en disant : « Non, on ne vend pas que des produits cancérogènes [en 2015, l’Organisation mondiale de la santé a classé les produits transformés à base de viande comme cancérogène], on vend aussi des substituts végétaux », mais c’est par effet de mode. Ces entreprises savent que le taux de croissance annuel des similis carnés [les produits alimentaires dont la texture et l’apparence rappellent celles d’un produit d’origine animale] est de l’ordre de 10 à 15 %, elles pensent qu’il y a beaucoup d’argent à se faire. C’est pour ça qu’elles lancent ces gammes.

Certaines marques lancent une gamme végétale avant tout pour faire du profit, sans que cela soit accompagné de convictions.
© E.B / Reporterre

Mais les personnes qui achètent ces produits ne sont pas tant les véganes – qui, encore une fois, ne représentent que 0,5 % de la population française, et ont plutôt tendance à cuisiner – mais des personnes qui se laissent tenter par effet de mode, ou parce qu’elles se disent que c’est bon pour leur santé. Elles sont aussi conscientes que c’est meilleur pour l’environnement – l’élevage étant responsable de 16,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que tous les transports réunis. Donc les gens se tournent vers ces produits comme un petit geste, ce qui est déjà bien et permet de réduire la consommation de viande en normalisant les produits végétaux. Mais ce n’est pas du tout l’essence du véganisme, qui prône davantage une alimentation non industrielle.

Vous citez aussi le cas du mot « flexitarien », vocabulaire normalement associé au véganisme, qui a été récupéré par le lobby de la viande pour en changer le sens.

C’est un cas particulièrement parlant. Dans la lutte végane, il y a l’incitation à se détourner d’une alimentation carnée. Ça ne peut pas se faire du jour au lendemain, donc l’idée de « flexitarisme » a été introduite. Au départ, les flexitariens étaient les gens qui avaient une consommation de viande extrêmement réduite. Cela voulait dire être flexible, être souple, y aller doucement pour se passer de viande.

« Ces phénomènes de récupération sont inquiétants s’ils prennent trop d’ampleur »

Face à ce mouvement, le lobby de la viande, Interbev, a piqué le mot pour en changer le sens. Selon leur définition, le flexitarisme, c’est aimer la viande de qualité. À aucun moment ils ne disent qu’il faut consommer moins de viande, seulement qu’il faut en consommer « mieux », faire attention à l’origine, aller chez son boucher… Ils ont même fait une lettre d’information avec des recettes [où toutes contiennent de la viande], une campagne d’affichage dans le métro parisien en réclamant l’idée d’« engagement »

Le mot a été complètement instrumentalisé et dévoyé de son sens. C’est intéressant de voir, en revanche, que ce n’est pas le cas de termes comme « antispéciste » et qu’ils sont repris même par des personnes hostiles au mouvement végane.

Le véganisme est-il donc condamné à être récupéré ? Ou le mouvement végane peut-il mettre des choses en place pour combattre ces formes de récupération ?

Je ne suis pas certain que les véganes aient besoin de les combattre. Si on prend le cas israélien, il y a mille autres raisons de combattre Netanyahou que pour son veganwashing. C’est la même chose pour les grands groupes capitalistes. Il faut plutôt combattre les situations de monopole, le fait que des organismes de lobbying très forts se battent contre les appellations « steak » ou « lait » pour des produits végétaux — alors que « lait de coco » ou « beurre de cacahuètes » ne leur pose pas de problème.

Lire aussi : Inventons des « sociétés paysannes véganes »

Ces phénomènes de récupération sont inquiétants s’ils prennent trop d’ampleur. Mais ce qui compte, c’est que la population comprenne le véganisme, comprennent les valeurs qui le sous-tendent, qui se déclinent autour de l’antispécisme.

Mais ces récupérations peuvent apporter de la confusion, certaines personnes en viennent à penser que les véganes mangent des saucisses de soja à tous les repas…

C’est vrai. Mais en même temps, des émissions de cuisine, Top Chef par exemple, invitent des chefs véganes comme Daniel Humm, qui a un des restaurants entièrement végétaux les mieux notés au monde. Des acteurs très connus comme Joaquin Phoenix utilisent leur temps de parole aux Oscars pour parler de la cause animale. Des grands sportifs sont véganes et montrent aux gens qu’être végane ce n’est pas être faible et carencé, ni manger des saucisses Herta à tous les repas, et ce n’est pas non plus renoncer au plaisir de manger. Donc même s’il y a des frictions, des récupérations, la lutte se fait au niveau culturel.

Veganwashing, l’instrumentalisation politique du véganisme, de Jérôme Segal, aux éditions Lux, mai 2024, 168 p., 15 euros.





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