• lun. Sep 30th, 2024

Histoires tordues, Amérique déglinguée, par Hubert Prolongeau (Le Monde diplomatique, octobre 2024)

ByVeritatis

Sep 30, 2024


Ce n’est pas si fréquent, pour un auteur de polars : James Crumley (1939-2008) voit ses romans progressivement réédités dans de nouvelles traductions. Un hommage mérité pour ce remarquable styliste, un très grand du roman noir. C’est connu, s’entretenir avec lui relevait de l’épreuve de force. Vissé au bar en début d’après-midi, la voix un peu rauque, le ventre insolent, l’œil injecté de sang, il ingurgitait vodka-glaçons après vodka-glaçons. Ne pas le suivre vous condamnait à l’indignité, et le faire vous amenait rapidement à perdre toute conscience du lieu. Un entre-deux (prendre un verre, et y tremper les lèvres de temps en temps…) réussissait-il à le tromper ? Pas sûr. Lui tenait la conversation jusqu’au bout, fixant le mur devant lui, le teint de plus en plus cuivré, la main revenant inlassablement au verre. Mais ce n’est là qu’anecdote et cliché vendeurs, comme on aime les associer à certains écrivains nord-américains. Ses excès ont sans doute aidé à sculpter sa légende, mais on ne peut réduire à leur seule existence l’éclatante réussite d’une œuvre aussi déchirée que son auteur. À travers neuf romans et deux héros particulièrement déjantés, Milo Milodragovitch et Chauncey Wayne Sughrue, qui finiront par se rejoindre dans Les Serpents de la frontière (1996, rééd. : Gallmeister, 2021), Crumley a dépeint comme peu d’autres la violence de la société américaine, violence à laquelle il oppose, en don Quichotte goguenard, la défonce et l’humour. Avec son ami Jim Harrison, il est le plus illustre citoyen de la ville de Missoula, ce bourg du Montana devenu capitale du nature writing : James Welch, Robert Leonard Reid, Neil McMahon, Rick Bass y sont passés. Venu à l’écriture vers 30 ans, Crumley peaufinera chacun de ses romans. Le premier, Un pour marquer la cadence (1992, rééd. : 1997), lui prendra trois ans, Le Canard siffleur mexicain (1994, rééd. : 2019) dix ans, et il récrira dix-huit fois le premier chapitre du dernier, Folie douce (2005) (1). Proche du poète Richard Hugo, aussi bien professeur de composition littéraire que militaire d’active, Crumley est l’un de ceux, comme James Lee Burke en Louisiane ou James Ellroy à Los Angeles, qui ont revitalisé le roman de genre par une écriture et une vision exigeantes. Oscillant entre les genres et les registres (western moderne et roman noir, crudité et poésie), il est capable de passer dans le même paragraphe de « Cette espèce de vieux con est là debout au bord de la falaise » à « Aujourd’hui la mer est calme sous le couchant avec de fascinantes éruptions de feu qui scintillent comme du sang en fusion sur les courbes douces et mornes d’une houle très légère puis disparaissent en un fondu au noir au passage de chaque crête ». Et c’est ainsi que s’ouvre la deuxième partie des Serpents de la frontière.

Les héros de Crumley sont tous des exclus du rêve américain. Ils croquent la drogue comme d’autres le chocolat les après-midis de blues, dorment peu, sont attirés seulement par les femmes explosives et ne trouvent que dans la violence le mode d’expression adapté à leur époque. Tournant en rond dans une société sans repères, courant à la fois après les grands espaces du western et l’utopie communautaire des années 1960, évoluant dans les années Reagan, années du fric facile pour ceux qui le gagnent et inaccessible pour ceux qui en rêvent, ils marchent à côté d’une époque qui les rejette et qui les malmène. Le roman de Crumley Un pour marquer la cadence était consacré à la guerre du Vietnam et racontait l’amitié dévastatrice entre deux frères ennemis. Ce n’est pas un hasard si c’est à l’ombre de ce conflit où périrent tant d’illusions que démarre cette œuvre. Pendant les quarante ans qui ont suivi, tout en ménageant des plages de rires, il a dépeint une Amérique de cauchemar, une Amérique dont on ne peut qu’espérer qu’il ne se révélera pas avoir été le prophète.



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