Le corps des Romains, par Baptiste Dericquebourg (Le Monde diplomatique, août 2025)


Selon Friedrich Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, « les Romains n’aimaient que le corps » : c’est donc par le corps que deux ouvrages récents invitent à revisiter l’histoire romaine, en mobilisant les concepts et réflexions des sciences humaines. Apparu à l’aube de l’ère hellénistique, le petit dieu Priape est difforme, comme chacun sait : son nom servit même à nommer par métonymie le membre viril, qu’il avait démesuré. Avec ce « dieu des jardins », que, « affolés par l’intérêt que leurs femmes portaient à ce personnage (…), les hommes de Lampsaque [la ville grecque où est né son culte] ont propulsé hors de l’espace civique », Maurice Olender (1946-2022) nous emmène dans un riche voyage à travers le temps, l’espace et les idées (1). L’érudit, ami des historiens Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, avait projeté depuis longtemps un livre sur ce dieu mineur de la fertilité raillé et méprisé par les savants : les circonstances l’en ayant empêché, ce volume posthume propose un « Priape en fragments », composé de chapitres variés par le ton comme par la méthode : s’il s’interroge avec humour sur un vase orné d’un phallus ramollo et son inscription qui hésite entre « Priape a fait » et « Priape est tombé », il s’engage aussi avec éclectisme dans une analyse structurale ou comparatiste de certains mythes, dans l’étude de trouvailles archéologiques ou dans un parcours des allégories inspirées par le phallus, sans oublier de rappeler au souvenir de notre époque le gnostique Justin, qui fondit en un principe métaphysique peu attendu Jésus et Priape. Suivant les paradoxes propres à ce dieu — dont la stérilité — alors même qu’il semble surpasser tout le monde en virilité, Olender est souvent amené à faire dialoguer longuement les récits priapiques avec les thèses de Sigmund Freud. Il en résulte un livre plus suggestif que conclusif, invitant à la balade et à la curiosité intellectuelle en liberté.

Plus sage est le livre de Sarah Rey, qui a pour sujet la main dans le monde romain (2). C’est par elle que l’historienne entreprend, en huit chapitres thématiques, d’étudier « les corps au quotidien, dans leur banalité et dans la variété de leurs significations sociales ». L’auteure n’a guère de mal à montrer l’importance de la main dans le droit, où elle figure l’une des marques du pouvoir : avant d’inventer le dominium, matrice de notre moderne propriété abstraite et unifiée, les Romains appréhendaient la propriété sous l’angle du mancipium, ce qui est pris par la main — les bêtes, les enfants, la femme ou les esclaves. La transmission de ce mancipium était soumise à l’accomplissement de rites précis, comme la forme archaïque du mariage, où la main (du propriétaire, du père) jouait un rôle symbolique. Dans la religion, le droit ou la politique, dans les serments donnés ou dans l’accomplissement des rites, la main, tout particulièrement la droite, manifeste son lien à l’ordre et à la hiérarchie. Et c’est ainsi avant tout le pouvoir qui est le fil rouge de ce livre… et ce sont sur les « mains sans qualité » qu’il se termine : « Toutes ces mains discrètes » qui « paraissent souffrir d’une double disqualification », être « sans pouvoir » et « appartenir à des corps qui ne sont qu’eux-mêmes ». La thèse de l’auteure manque parfois de netteté et d’originalité, mais le livre présente une agréable histoire transversale de Rome, qui articule mythes, histoire, philosophie et documents archéologiques variés. De Mucius Scaevola à Severina Nutrix en passant par Cicéron, c’est un empire millénaire que l’on tient dans sa main.



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