Narcotrafic, un ennemi commode, par Laurent Bonelli (Le Monde diplomatique, novembre 2025)


Renouvellement de l’imaginaire sécuritaire

Sitôt nommé, le nouveau ministre de l’intérieur français, M. Laurent Nuñez, ancien préfet de police de Paris, a annoncé que la « guerre contre les narcotrafiquants » serait une de ses deux priorités. Ce thème suscite des discours de plus en plus affolés, sur fond d’analogies avec l’Amérique latine. La question de la demande croissante de drogues semble moins passionner que la chasse aux pourvoyeurs.

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Camilo Restrepo. – « Mera Calentura » (C’est chaud), détail, 2017

© Camilo Restrepo – Galería La Cometa, Bogotá, Medellín, Madrid, Miami. camilorestrepo.co

«Non seulement le crime est normal, mais il est facile de prouver qu’il a bien des utilités. » À l’heure où le « narcotrafic » semble être devenu l’un des principaux fléaux de la société française, cette formule de Karl Marx, tirée d’un texte rédigé au début des années 1860, mérite qu’on s’y attarde. Prenant le contrepied de la criminologie de l’époque, portée à percevoir la délinquance comme une pathologie (sociale ou mentale), l’auteur suggère en effet qu’elle serait consubstantielle à la vie collective. Une piste explorée plus systématiquement par Émile Durkheim : le sociologue montrera quelques années plus tard que le regroupement de certains actes ou comportements sous la catégorie de « crime » sert à fixer les frontières morales d’une société, en séparant une majorité d’« honnêtes hommes » d’une minorité de « criminels ». Mais Marx a une intuition supplémentaire lorsqu’il s’interroge sur les « bénéfices secondaires » de cette criminalité, c’est-à-dire sur l’ensemble des activités (le droit, la littérature, la presse, la science, la technique) et des professions (policiers, avocats, assureurs, serruriers, etc.) qui prospèrent grâce à son existence. La liste qu’il dresse n’est pas exhaustive et on pourrait y inclure aujourd’hui la plupart des élites politiques et médiatiques, depuis qu’elles ont fait de la sécurité l’un de leurs thèmes de prédilection.

Amorcé aux États-Unis au début des années 1970 sous l’étiquette « loi et ordre » (« law and order »), ce mouvement se déploie une trentaine d’années plus tard de l’Europe à l’Amérique latine. Il enclenche une surenchère de lois et de proclamations fustigeant l’« angélisme » ou le « laxisme » et appelant à un durcissement répressif, y compris au sein des partis traditionnellement plus favorables à la prévention et à la défense des libertés. En autonomisant la sécurité par rapport à la question sociale dans laquelle elle était jadis encastrée, cette dynamique a (…)

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