Bar-le-Duc (Meuse), reportage
À Bar-le-Duc, dans la Meuse, les ouvrières de Bergère de France sont aussi actionnaires. Aux portes de la ville, on ne peut pas louper l’une des dernières filatures de laine du pays. C’est une institution depuis 1946. Mais l’usine meusienne, qui a compté jusqu’à 800 personnes à la grande époque, a bien failli disparaître en 2024.
Après sa liquidation pour des raisons économiques, l’entreprise a été reprise en octobre 2024 en Société coopérative de production (Scop) par 56 salariés-associés. Un projet encouragé par le nouveau PDG, Jean-Michel Nicolas. « On a dû repartir de zéro, renégocier tous les contrats et se battre au tribunal de commerce, raconte-t-il. Tout le monde a mis la main à la pâte, avec au bout, une belle aventure humaine. » Elle cherche désormais encore un équilibre financier.

Aujourd’hui, les ouvriers de l’usine sont polyvalents et occupent les tâches qu’ils souhaitent.
© Clément Villaume/Reporterre
La visite de l’usine commence. Par une porte dérobée, on arrive directement à l’atelier. « C’est ma maison ici », s’amuse Fabien Joannes, 49 ans, dans la boîte depuis 1997. Ce « petit jeune de Bergère » a tout connu ici. Il est responsable de la maintenance de ce site de 6 hectares.
Même s’il a été dans les premiers à lancer la Scop, Fabien Joannes n’est pas « en costard-cravate, mais en tenue comme [s]es gars ». « Plutôt que de voir un concurrent ou un fonds d’investissement décider de notre sort, on a préféré se démener », dit-il.
Les ballots de laine, venue d’Uruguay (l’acrylique provient du Portugal) sont d’abord teintés et essorés. La matière est ensuite filée, puis assemblée pour créer un fil de laine, puis des pelotes. Plus loin, des salariés préparent les commandes pour les clients.

Les employés ont investi une partie de leur prime de licenciement pour intégrer la Scop.
© Clément Villaume / Reporterre
La marque de laine Phildar avait aussi une proposition de rachat de l’usine, « mais ils ne voulaient garder que le service création et le nom. Ils auraient tout fait faire à l’étranger et on se serait retrouvés sur le carreau, poursuit le responsable de maintenance. Et bon courage pour réintégrer une autre boîte dans le coin. Par ici, ça n’embauche pas, c’est sinistré ».
Pour intégrer la Scop, les employés ont dû investir 15 % de leur prime de licenciement. Même quelques-uns, à un an de la retraite, ont pris des parts dans l’entreprise.
« Que l’on soit ouvrier, contremaître ou cadre, on aura tous le même dividende à la fin »
Si l’entreprise se porte bien, peu importe le montant de départ engagé, chacun profite des bénéfices équitablement. « Que l’on soit ouvrier, contremaître ou cadre, on aura tous le même dividende à la fin de l’année », s’enthousiasme Fabien Joannes.
L’ambiance est au travail ce mois de février, où les demandes en pelotes de laine atteignent leur apogée. « On ne tricote pas en maillot de bain sur la plage, le tricot, c’est un sport d’hiver », s’amuse le quadragénaire.
Dans cette usine vieillissante, il faut chauffer au moins à 23 °C et produire 60 % d’humidité dans l’air — une météo digne des tropiques — pour éviter que le fil de laine casse. Jour et nuit, les génératrices tournent dans un boucan assourdissant.

Les équipes travaillent dans une atmosphère tropicale pour éviter que les fils de laine cassent.
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Les factures d’énergie sont énormes : 1,7 million d’euros de gaz et d’électricité par an. « On consomme 7,5 mégawatts annuels. C’est colossal », dit Jean-Michel Nicolas, le PDG. « Et c’est pire quand il fait froid, ajoute son collègue Fabien Joannes. On a décidé de ne plus produire de laine en hiver [dès l’hiver prochain] pour faire des économies. »
Il s’agit alors de s’organiser autrement : programmer les collections de tricot assez en avance pour fabriquer seulement les pelotes de laine entre mars et septembre. Sur ces 38 000 m2 de bâtiments, la production a aussi été recentrée pour ne chauffer qu’un seul endroit.
« Les autres bâtiments pourraient servir à d’autres entreprises de logistique pour aussi réduire leur empreinte carbone, continue Jean-Michel Nicolas. Avec toutes ces décisions, on est déjà à moitié moins de consommation. »

La réorganisation des tâches depuis la reprise de l’usine a permis de drastiquement réduire sa consommation.
© Clément Villaume / Reporterre
Depuis la reprise en coopérative, les ouvriers sont complètement polyvalents. De l’assemblage de la laine à l’envoi des colis, en passant par la fabrication des catalogues et la confection des pelotes, ils touchent à tout.
« Avant, c’était chacun sa place sur la chaîne, on ne bougeait pas de sa machine, présente Fabien Joannes. Aujourd’hui, je m’occupe des espaces verts, mais je parle aussi à la Région pour trouver des financements. »
« C’est plus convivial, on est moins grognons »
Un peu plus loin, Nathalie inspecte les pelotes de laine prêtes à partir dans les cartons. « La qualité n’est pas encore parfaite, on peut faire mieux », lance-t-elle à son PDG.
Et son confrère, François, contremaître à l’usine, d’abonder : « C’est sûr que ça donne envie de se bouger. On veut que notre boîte vive. C’est notre usine, c’est nos dividendes. »

La convivialité du nouveau caractère coopératif a motivé certains employés à rester.
© Clément Villaume / Reporterre
Même son de cloche du côté de Philippe Marmottin, 56 ans, qui s’occupe de la comptabilité de l’entreprise. « Au départ, je n’étais pas certain d’y aller, j’étais fatigué des deux dernières années. Mais j’ai un esprit coopératif, sourit-il. Aujourd’hui c’est plus convivial, on est moins grognons. »
Il reste néanmoins du pain sur la planche. À titre d’exemple, tous ont été repris avec les mêmes contrats qu’avant la cessation d’entreprise et les écarts de salaires entre eux restent à discuter.

Février est un mois d’intense production pour les salariés.
© Bergère de France
Chez Bergère de France, on est dans les derniers à revendiquer des pelotes françaises et un savoir-faire unique. « Ici, tout le monde connaît l’entreprise », appuie Florence Thiriot, l’ancienne gérante de la mercerie Aux Articles de Paris, à Bar-le-Duc.
« On espère que ça va durer, je croise les doigts pour eux, poursuit-elle. Mais il n’y a pas de raison, la laine est redevenue complètement tendance. Tricoter, c’est avoir un pull chaud et unique, qui sort de l’ordinaire. Mais c’est surtout un acte durable et écoresponsable », à rebours de la fast-fashion et de ses conséquences désastreuses pour l’emploi textile en France.
Une ancienne salariée de Bergère, Céline, devrait bientôt reprendre sa boutique pour commercialiser la marque iconique. « Bien sûr que ça va continuer. Avec les Scop, les gens vont reprendre leur destin en main, s’enthousiasme Fabien Joannes. Quand je parle aux gens d’ici, ils nous disent : sauver une boîte comme ça, chapeau bas ! Mais ce n’est pas impossible. La preuve, on le fait ! »