Lacroisille, Cambounet-sur-le-Sor (Tarn), reportage
« J’ai perdu ma maison, j’ai perdu ma vie, alors que tout cela était illégal. » La voix remplie d’amertume, Alexandra peine à retenir ses larmes depuis son nouvel appartement. En septembre dernier, elle a été contrainte de quitter la maison qu’elle louait à Verfeil depuis plus de 10 ans pour laisser avancer les travaux de l’autoroute A69, qui devait relier Castres à Toulouse.
« J’ai appris l’annulation de l’autoroute [par le tribunal administratif de Toulouse] jeudi 27 février, quand j’étais en train de promener mes chiens. Je me suis écroulée au sol et j’ai beaucoup pleuré. Je suis très heureuse que cette autoroute soit annulée, mais en même temps très en colère de tout ce qu’ils nous ont fait subir, à moi et à ma famille », raconte-t-elle.

L’ancienne ferme de la Crémade encerclée par l’autoroute à gauche et le détournement de la nationale à droite.
© Antoine Berlioz / Reporterre
Alexandra n’a pas été la seule à devoir s’en aller. Parmi les 820 personnes expropriées pour laisser place à l’autoroute, une centaine sont des agriculteurs. À Lacroisille, dans le Tarn, Jean-Philippe Rouanet, éleveur de lièvres et céréalier, est celui qui a perdu le plus gros. Pour le chantier de l’A69, le concessionnaire Atosca lui a pris vingt hectares, et sept supplémentaires pour laisser passer les engins.
« Il y a cette énorme balafre en plein milieu »
« J’avais 200 hectares de champs, de coteaux et de forêt en un seul tenant, c’est très rare, dit-il en montrant du doigt la parcelle. Désormais, il y a cette énorme balafre en plein milieu, et ma parcelle est coupée en quatre ». L’agriculteur est devant un chantier désert depuis l’annulation de l’autorisation de l’A69. « Dès le jeudi [27] après-midi, tous les ouvriers et les machines sont partis. »

Jean-Philippe est encore propriétaire des 27 ha de terres en chantier, elles n’ont pas été achetées par Atosca et il ne sait pas s’il pourra les récupérer.
© Antoine Berlioz / Reporterre
Jean-Philippe Rouanet n’a pas bénéficié d’un accord financier pour vendre ses terres au concessionnaire, mais d’une « inclusion d’emprise » décidée par une commission intercommunale. Cet aménagement prévoit que la surface cédée par l’agriculteur doit lui être restituée à un autre endroit à proximité de son exploitation.
« Pour l’instant, on ne m’a pas fait de propositions satisfaisantes pour récupérer d’autres champs, dit le céréalier. Même si je retrouve 20 hectares ailleurs, le préjudice est énorme : ma parcelle est en morceaux et la terre est détruite. Elle a été terrassée et chaulée [1], il faut un travail énorme pour la rendre à nouveau cultivable. On a méprisé le monde agricole avec ce chantier ».
« Ils n’auraient jamais dû commencer les travaux »
« Je ne sais pas ce qu’il va se passer maintenant, mais cela risque d’être long avec les procédures judiciaires en cours. C’est pitoyable d’en arriver là, ils n’auraient jamais dû commencer les travaux. Maintenant, nos dirigeants et nos élus vont devoir rendre des comptes : ce sont eux qui ont permis à ce chantier de démarrer », maintient l’agriculteur de la vallée du Girou, une zone où les terres sont réputées très fertiles.

D’une surface de 200 ha d’un seul tenant, sa parcelle est aujourd’hui traversée par le chantier de l’autoroute qui divise la terre en quatre secteurs isolés.
© Antoine Berlioz / Reporterre
À quelques kilomètres de là, dans la commune de Cambounet-sur-le-Sor, près de Castres, Bruno Cabrol fait le même constat. L’agriculteur en polyculture-élevage doit composer avec un chantier de l’autoroute qui coupe son exploitation en deux.
En fermage sur ces terres, Bruno Cabrol a cédé quatre hectares au concessionnaire contre une compensation financière. Atosca doit toujours réaliser des travaux de remise en état sur son terrain, notamment pour construire un nouveau puits, mais l’agriculteur n’est pas parvenu à joindre le concessionnaire depuis la décision de justice du 27 février qui a stoppé le chantier. « Personne ne m’a répondu au téléphone depuis ».

Bruno Cabrol, agriculteur céréalier et éleveur de vaches ici sur ses anciennes terres en fermage détruites par le chantier de l’autoroute, est touché par le tracé à hauteur de 4 ha.
© Antoine Berlioz / Reporterre
Lui aussi estime qu’il sera difficile d’exploiter la terre qui a été terrassée et chaulée pour le tracé de l’autoroute. « Il faudra un travail de 20 à 30 ans pour retrouver une terre aussi fertile. » Selon lui, ces travaux pourraient « servir pour construire une piste cyclable par exemple, en revégétalisant les bas-côtés avec des espèces qui peuvent s’adapter à une terre chaulée, comme la luzerne ».
Certains expropriés comme Alexandra se disent désormais prêts à aller en justice, en menant une action collective face à « un chantier illégal » qui leur a causé de nombreux préjudices. Elle conserve de nombreuses séquelles psychiques de cet épisode où elle a été contrainte d’abandonner son logement.
« J’essaie d’aller de l’avant et de faire des projets », dit celle qui prévoit désormais d’ouvrir une pension pour animaux qu’elle baptisera « Le Verger », en référence au nom donné par les zadistes à l’ancien terrain qu’elle habitait, ultime bastion de résistance sur le chantier de l’A69.