Apocalypse, une expo “ light ” à l’américaine.


L’expo “ Apocalypse. Hier et demain ” reflète bien l’appauvrissement de notre monde culturel. Elle est pauvre en matériel iconographique, en commentaires sur ce matériau, en présentation des diverses sections, en organisation, mais, surtout, en réflexion sur son sujet. Mais le problème, c’est, justement, le choix du sujet, qui laisse pressentir une inspiration étasunienne et même hollywoodienne : la fascination morbide pour la catastrophe, et une vision simpliste et irrationnelle de l’Histoire.

Bien sûr, on précise d’emblée (tarte à la crème rituelle) qu’« apocalypse » veut dire en grec « révélation ». Mais l’effort critique s’arrête là : l’expo se limite à la description du sujet, sans aucun approfondissement, aucune discussion. Pourtant, ce texte est éminemment discutable, et n’a été en effet admis dans le canon du Nouveau Testament qu’après de longues discussions (il ne l’est souvent pas dans les églises orientales). Certes, il part de paroles du Christ, annonçant (par exemple dans Marc, 13) de terribles catastrophes, persécutions, faux prophètes, guerres, famines, tremblements de terre, chutes d’étoiles… avant qu’arrive le règne de Dieu et que les élus soient récompensés. Mais l’Apocalypse de Jean brode sur ces indications, aboutissant à un fatras abracadabrant qui fait penser au monde imaginaire malade de Jérôme Bosch.

Ce texte, qui semble un cauchemar sous substances psychotropes, n’est pourtant pas original : le pseudo-Jean n’est pas un visionnaire, il s’inscrit dans une tradition biblique (= Ancien Testament), dont on trouve les éléments chez les Prophètes, en particulier Daniel, qui « voit » des bêtes à plusieurs têtes dotées de multiples cornes. L’Apocalypse est devenue un genre, dans la littérature religieuse juive. Et si l’Apocalypse de Jean a été intégrée, avec réticence, comme dernier livre du Nouveau Testament, c’est qu’elle tranche totalement, avec ses visions horrifiques, avec le style, et le contenu, évangéliques.

Voici donc un texte marginal, dans la littérature chrétienne, mais qui est devenu aussi célèbre, et plus médiatisé aujourd’hui, que les textes fondamentaux (les Evangiles, récits de la vie et de l’enseignement du Christ). A quoi est dû ce succès ? Là se situe l’hypocrisie de l’insistance étymologique (apocalypse veut dire révélation, non pas fin du monde) : ce qu’on en retient, ce n’est pas l’annonce du triomphe, après de multiples calamités, du règne de Dieu, mais bien les descriptions de monstres effrayants et de désastres sanglants qui, bien sûr, étaient bien propres, par leur caractère spectaculaire, à inspirer le cinéma – mais dans quel but, avec quel effet ?

Dans la partie illustrations modernes de l’Apocalypse, on voit en particulier une scène de Métropolis (1926-27) de Fritz Lang, sans aucun commentaire (on est bien là dans notre contexte culturel : il suffit de montrer, sans aucune discussion, ce qui fait que les images peuvent servir à dire n’importe quoi, ou plutôt elles ne veulent plus rien dire). Cet extrait montre, à un niveau réaliste, historique, un numéro de cabaret où une artiste, vêtue et coiffée en idole, s’élève, assise sur une bête aux multiples têtes, brandissant une coupe dorée, et suscitant les désirs bestiaux des spectateurs en transe ; on est dans la République de Weimar, dont les peintres expressionnistes ont abondamment illustré le climat de corruption morale. Il s’agit bien sûr d’un tableau représentant la Grande Prostituée de Babylone : « je vis une femme assise sur une bête écarlate, couverte de noms blasphématoires, et qui avait sept têtes et dix cornes. La femme […] tenait dans sa main une coupe d’or pleine d’abominations : les souillures de sa prostitution » (Ap 17, 3-4). Mais, dans le film, ce personnage est joué par le robot Maria, dont le rôle, dans la ville ouvrière souterraine, est celui d’un militant syndicaliste : c’est elle qui appelle à la grève, provoquant un accident de la Grande Machine, qui menace de noyer les enfants des ouvriers. Ils seront sauvés par l’initiative du Fils du Patron et de la jeune Maria, qui, elle, prêchait aux ouvriers la résignation et l’amour. Ainsi, l’imagerie apocalyptique sert ici à faire du mouvement syndicaliste une incarnation diabolique, ce qui est logique dans un film fasciste, dont la scénariste, et femme de Fritz Lang, est une militante du NSDAP, Théa von Harbou, et dont le dénouement présente, comme solution aux injustices sociales, la réconciliation entre le Bras (les ouvriers) et le Cerveau (le Maître de Métropolis), grâce à la médiation du Coeur (le Fils du Patron, amoureux de la fille d’ouvrier Maria). Ce refus de réflexion, d’esprit critique, de contextualisation se marque aussi dans la série de dessins tirée des Désastres de la guerre, de Goya, commentée par cette expression amphigourique : on voit ici « la compréhension apocalyptique de la catastrophe » ! Ce qu’on voit en fait, ce sont les résultats de l’invasion de l’Espagne par les troupes napoléoniennes, illustrés par un afrancesado, un partisan du libéralisme des Lumières, Goya, qui, bien embêté par ces résultats concrets de ses idées, ne trouve rien de mieux que de renvoyer dos à dos agresseurs et agressés, tous victimes d’une guerre éternelle.

L’« actualisation » de l’Apocalypse ne peut donc se faire sans réflexion, et on aurait apprécié une section sur la fascination de la culture anglo-saxonne pour l’Apocalypse, qui ne retient rien de la dimension « révélation », mais tout de l’imagerie sanglante et cauchemardesque ; ici, on remarque une absence, au silence assourdissant, non pas un film étasunien, mais un roman nourri de culture hollywoodienne, Le nom de la rose (1980) d’Umberto Eco, devenu un film de J.-J. Annaud (1986). En effet, toute l’intrigue suit le schéma du septième sceau et des sept trompettes des sept anges : chacun des assassinats de moines est mis en scène de façon à réaliser une des prophéties, jusqu’à Jorge, qui meurt en mangeant le livre secret qu’il avait lui-même empoisonné : on est dans le courant sataniste anglo-saxon, puisque, dans l’Apocalypse, le Livre que mange Jean, est un livre de vie, qui devient ici instrument de mort.

Mais l’idée même d’une actualisation de l’Apocalypse était à discuter, car plusieurs écoles s’opposent ici : pour le courant « idéaliste », tout est symbolique dans l’Apocalypse, et il n’y a pas lieu de chercher des équivalents littéraux dans la réalité ; par contre, pour le courant « présentiste » ou « historiciste », l’Apocalypse donne des clés de compréhension pour l’Histoire, et surtout, pour notre actualité ; or, ce courant est en particulier représenté dans les églises évangéliques étasuniennes (pour une fois, il faut saluer la qualité de l’article “ Apocalypse ” de Wikipédia). Dans cette école, tout événement peut être présenté comme un signe annonçant l’Apocalypse, tout personnage détesté sera assimilé à un monstre apocalyptique ou à l’Antéchrist (qui a ainsi la même fonction que Hitler). La dernière partie, « actualisée », de l’expo est ainsi particulièrement naïve et pauvre : tous les événements tragiques du XXe siècle, et « en premier lieu la Shoah », mais aussi le réchauffement climatique, illustrent l’Apocalypse. Par contre, il n’est pas venu à l’idée des commissaires de l’expo que les ruines de Dresde bombardée, et, sous nos yeux, celles de Gaza pouvaient correspondre aux horreurs apocalyptiques.

Voilà donc une nouvelle exposition qui survole son sujet, et qui ne peut pas l’approfondir parce qu’elle est mal cadrée, sans problématisation, comme la récente expo Caillebotte, sous le titre woke et ridicule des « masculinités ». Une expo qui n’élève pas notre niveau d’information ou de compréhension, parce qu’elle porte la marque d’une culture étasunienne jamais remise en question. Dommage qu’il n’y ait pas de commentaires ni de réflexion sur le Melancholia de Lars von Trier, dont les images finales nous accueillent dans l’expo : dans ce film magnifique, l’apocalypse apparaît comme un événement moral, provoqué par l’absence de raisons et de désir de vivre dans notre société, qu’Emmanuel Todd définit comme celle du nihilisme.





Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *