Le 25 août 1933, les sionistes allemands et le gouvernement nazi ont apposé leur signature sur un accord qui permettait à quelques riches juifs d’émigrer vers Israël en échange de leur engagement à acheter des produits allemands pour les importer et les écouler dans la communauté juive en Palestine.
L’accord ne s’arrêtait pas là. Les sionistes promettaient également d’influencer la communauté juive mondiale pour qu’elle renonce au boycott des produits allemands promulgué avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
On lit dans un mémo de 1933, adressé par la Fédération sioniste d’Allemagne au parti nazi que : « si les Allemands acceptent la collaboration des sionistes, eux (sic) essayeront de convaincre les juifs de l’étranger de ne pas soutenir le boycott anti-allemand ».
L’accord, baptisé du nom d’accord ‘de transfert’ ou ‘de Haavara’ (du nom de la société de Tel-Aviv par laquelle transitaient les fonds) a été avalisé par les plus hauts responsables nazis y compris Adolph Eichmann et Hitler, ainsi que par plusieurs futurs premiers ministres israéliens, David Ben Gourion, Moshe Shertok et Golda Meir.
Pour les sionistes, l’accord était bénéfique en ce qu’il permettait à l’élite des juifs allemands de rester en possession d’une partie de leur capital et de s’établir en Palestine. Pour les nazis, l’accord ne permettait pas seulement de se débarrasser d’une petite partie de sa population juive (60 000 émigrants entre 1933 et 1939) mais surtout, il condamnait le mouvement de boycott à l’échec et ouvrait les marchés extérieurs mondiaux aux produits allemands, pour le plus grand bénéfice de son économie.
Pour la majorité des juifs dans le monde qui se définissaient comme non sionistes, voire anti-sionistes, il s’agissait d’un coup de poignard dans le dos qui les privait d’une des rares armes à leur disposition pour combattre le nazisme. Cette trahison fut symbolisée par l’étrange image d’un cargo de la Haavara qui portait son nom, Tel-Aviv, écrit en hébreu à la proue et arborait un drapeau frappé du swastika sur le pont.
Au cours des décades précédant la signature de l’accord, la progression des sionistes vers la création d’un état juif en Palestine avait été plutôt lente. Même après la déclaration Balfour, qui promettait une patrie juive en Palestine, les autorités britanniques continuaient à limiter l’immigration juive et les juifs peinaient à acquérir suffisamment de terres pour déplacer la population indigène arabe. En 1920, les juifs ne possédaient que moins de 2% des terres de Palestine.
L’ascension d’Hitler a procuré aux sionistes une opportunité historique pour décupler l’immigration juive en Palestine. Ben Gourion, le futur leader d’Israël, l’a exprimé ainsi : « le désastre a permis de faire en un jour ce que la propagande sioniste avait échoué à faire pendant des années ». À quoi Hannah Arendt ajoute que « l’antisémitisme a été une force incroyable : il ne restait aux juifs qu’à l’utiliser ou se faire dévorer par lui. Pour des politiciens de talent (comme David Ben Gourion & Co) cette ‘force motrice’ pouvait facilement être utilisée comme l’eau bouillante est utilisée pour produire de la vapeur. »
Sauver qui ?
En réalité, ce projet sioniste restait totalement indifférent au sort de la vaste majorité de Juifs européens confrontés à la marginalisation, aux agressions et aux assassinats.
Dans son histoire du Mandat britannique Une Palestine entière, Tom Segey, journaliste israélien, écrit que « le sauvetage des Juifs européens n’était pas la priorité de la classe dirigeante [sioniste] ». Pour eux, « c’est la fondation de l’État qui était primordiale ».
Lors d’une conférence du Parti Travailliste sioniste en 1938, Ben Gourion expose sa philosophie au sujet de qui devrait être sauvé en réponse à l’offre britannique d’exfiltrer des milliers d’enfants juifs d’Europe :
« S’il était possible de sauver tous les enfants en Allemagne en les ramenant en Angleterre ou de sauver seulement la moitié d’entre eux en les emmenant en Eretz Israël, je choisirais la deuxième solution. Car nous devons prendre en compte non seulement la vie de ces enfants, mais l’intérêt historique du peuple d’Israël ».
Mais en réalité, ce n’était pas n’importe quels enfants que les sionistes voulaient voir en Palestine, et en particulier pas les enfants des shtelts d’Europe de l’Est ou de Russie. Chaim Weizman, qui deviendra le premier président d’Israël, s’en explique lors de la conférence mondiale du sionisme à Zurich en 1937 : « nous ne voulons voir venir à nous que le meilleur de la jeunesse juive, que n’entrent que ceux qui ont de l’instruction » « les autres Juifs devront rester là où ils sont et confronter les destins qui les attendent. Ces millions de Juifs ne sont que de la poussière sur la roue de l’histoire et il faudra peut-être qu’ils soient balayés par le vent. Nous ne voulons pas les voir se déverser en Palestine. Nous ne voulons pas que Tel-Aviv devienne un autre ghetto mal famé. »
Les sionistes et les nazis étaient en fait très proches idéologiquement : tous les deux cherchaient à créer un état ethnonationaliste basé sur la pureté racial – un concept qui avait alors le vent en poupe – et tous les deux s’opposaient avec force à l’assimilation des Juifs en Europe.
Le journaliste Klaus Polkhen, dans Contacts Secrets, écrit : « l’attitude des sionistes devant la menace grandissante de la domination fasciste en Allemagne était déterminée par des assomptions idéologiques communes : comme les fascistes, les sionistes croyaient en des théories raciales a-scientifiques et ils partageaient une foi dans des généralisations mystiques telles que ‘le caractère national (Volkstum)’ ou ‘l’exclusivité de la race’ »
Communauté de pensée avec les fascistes
Un mémo envoyé au parti nazi par la fédération sioniste d’Allemagne le 21 juin 1933 les assure de leur proximité idéologique : « Notre reconnaissance de la nationalité juive nous permet d’établir des relations claires et sincères avec le peuple allemand et ses réalités nationales et raciales… car nous aussi, nous sommes contre les mariages mixtes et pour la préservation de la pureté du groupe juif ».
Arthur Ruppin, un sociologue à la tête de l’Exécutif sioniste en Palestine1, tirait son inspiration directement des théories nazies de la race des maîtres. Selon lui, le sionisme se fondait sur la « pureté raciale » et seuls les ‘pur races’ pouvaient rejoindre la Terre [promise, NdT] ». Inspiré par les travaux des scientifiques nazis, il s’appuyait sur des mesures crâniennes pour démontrer que les Juifs ashkénazes étaient supérieurs aux Juifs yéménites et se prononçait contre l’immigration des Juifs éthiopiens à cause de l’absence de « liens du sang ».
Paradoxalement, certains sionistes se réjouissaient de l’antisémitisme nazi. Lors d’une rencontre avec Adolf Eichmann en 1937, Feivel Polkes, un membre de l’armée sioniste clandestine (la Haganah, NdT) encensait la terreur en Allemagne : « Les cercles juifs nationalistes sont très contents des politiques radicales mises en place en Allemagne en direction des Juifs, politiques qui résulteront dans l’accroissement de la population juive en Palestine et, on peut le penser, dans la réalisation d’une majorité juive sur les Arabes en Palestine ».
L’admiration de Polkes était reflétée dans celle d’Eichmann qui rajoute : « si j’étais Juif, je serais un fanatique sioniste. En réalité, je serais le plus ardent parmi les sionistes ».
Cette similitude de vue sur la race et la formation de la nation explique pourquoi les nazis ont octroyé un traitement de faveur aux sionistes dans presque tous les domaines. Jusqu’en 1939, c’était le seul groupe non-nazi à avoir le droit de porter leur propre uniforme, arborer leur propre drapeau et développer leur propre philosophie politique. Alors que le ministre allemand de la propagande avait interdit tous les journaux publiés par les communistes, les sociaux-démocrates, les syndicats et autres organisations progressistes, le journal sioniste Judische Rundschau a continué à publier sa propagande sans restrictions de 1933 à 1939.
À l’opposé des sionistes allemands, la plupart des Juifs européens résistèrent contre les fascistes. Ils se battirent contre eux en Espagne, où 30% de la brigade américaine Lincoln étaient juifs, et en Pologne, c’est la moitié de la brigade Dombrowski qui était juive. Leur contrebande alimenta en armes les ghettos d’Europe de l’Est. Ils s’activèrent à pousser les autres pays à leur venir en aide. Pendant ce temps, les sionistes faisaient leur possible pour contrecarrer ces efforts.
En 1938, lors d’une conférence réunissant 32 pays organisée à Évian-les-Bains autour du problème des Juifs allemands et autrichiens fuyant les persécutions nazies, seule la République dominicaine s’est offerte à leur porter secours, proposant à 100 000 réfugiés juifs « des espaces de terres fertiles inoccupées, avec un excellent réseau routier et une force de police capable de maintenir la loi et l’ordre ».2 Mais, selon S.B. Bzit Zvi, chercheur sur l’Holocauste, « l’hostilité des sionistes [à cette offre généreuse] était claire et sans concessions » : les sionistes s’opposaient à quoique ce fût qui pût compromettre leurs base de récolte de fonds. Si les Juifs américains aidaient la colonie en République dominicaine, ils donneraient probablement moins au Fonds National juif ou au Keren Hayesod [Appel unitaire pour Israël].
De même, les sionistes se montrèrent hostiles à un certain nombre d’offres et propositions alternatives de relocation des Juifs en Australie, en Union soviétique, au Japon, à Madagascar et en Alaska. Selon Edwin Black, historien états-unien : « L’Organisation sioniste mondiale considérait la Palestine comme la SEULE destination légitime pour une émigration massive et a rejeté toutes les autres opportunités qui, à partir de 1933, ont proposé une relocation des Juifs ailleurs qu’en Eretz Israël […] La position des sionistes était claire : la Palestine ou rien ».
Même en 1943, alors que l’Holocauste battait son plein, les sionistes continuaient à bloquer les Juifs qui cherchait à s’établir hors de Palestine. Alors qu’une grande marche des rabbins orthodoxes était organisée à Washington pour demander au président F.D. Roosevelt de venir au secours des Juifs européens, les leaders sionistes découragèrent le président de les rencontrer. Arguant de l’antisémitisme états-unien, le dirigeant du Congrès juif mondial, Rabbi Stephen Wise et celui du Comité des Juifs américains, Samuel Rosenman réussirent à convaincre Roosevelt que les rabbins qui s’étaient rassemblés étaient des immigrants de première génération qui n’étaient « pas représentatifs de la Juiverie américaine » et n’étaient pas le type de Juifs que Roosevelt devait rencontrer. Au final, lorsqu’ils arrivèrent à la Maison-Blanche, on leur inventa que Roosevelt n’était pas disponible.
Plus tard en 1943, quand le Congrès des États-Unis se décida enfin à former une commission de secours, le Rabbi Wise fit le déplacement à Washington pour se prononcer contre le projet de loi parce qu’il ne mentionnait pas la Palestine.
Le Train Kastner
Un des accidents les plus symboliques de la trahison sioniste est peut-être la saga du train Kastner où la collaboration avec les nazis a scellé le sort des Juifs hongrois.
En avril 1944, au plus fort des exterminations, Adolf Eichmann a proposé un marché à Joel Brand, le chef du Comité hongrois pour l’Aide et le Sauvetage : les nazis épargneraient la vie d’un million de Juifs hongrois en échange de 10 000 camions et d’une certaine quantité d’autres produits fournis par les alliés.
Brand s’est immédiatement envolé vers Istanbul pour présenter la proposition à l’Agence Juive. Comme Brand l’a raconté ensuite, celle-ci ne s’est pas empressée d’y répondre, car elle était plus intéressée par l’émigration vers la Palestine que par le massacre des Juifs européens.
Revenant à Budapest, Eichmann a proposé un autre marché au dirigeant sioniste Rudolph Kastner, un collège de Brand au sein du comité : contre 1 000 dollars par tête (25 000 dollars en monnaie actuelle), Eichmann permettrait à 1684 Juifs parmi les plus riches, y compris Kastner, sa famille et ses amis, de quitter par train le pays à destination de la Suisse. Une des clauses du marché était que Kastner ne devait pas en informer les Juifs hongrois qui étaient envoyés à la mort dans les fours crématoires.
Entre mai et juillet 1949, pratiquement la totalité de la population juive rurale de Hongrie, soit 437 000 Juifs furent envoyés à Auschwitz, où la plupart furent gazés à leur arrivée.
En 1954, un juge israélien a conclu que Kastner avait « vendu son âme au diable » en négociant avec Eichmann pour sauver quelques Juifs, tout en « pouvant la voie au meurtre de la communauté juive hongroise ». Il fut assassiné le 15 mars 1957 par des membres de la Lehi, une milice israélienne d’extrême droite, pour collaboration avec les nazis. Kastner fut plus tard réhabilité comme un héros en Israël.
Aujourd’hui encore, beaucoup prétendent que l’accord dit de Haavara et le marché de Kastner avec Eichmann ont été des décisions pragmatiques pour sauver la vie de milliers de Juifs et aider la construction d’une patrie juive. Mais, comme l’écrit le journaliste Lenni Brenner à propos de la Haavara : « On ne peut considérer sérieusement quelque tentative que ce soit d’excuser en argumentant que cela sauvait des vies. Cela sauvait des fortunes, pas des vies, ou plus exactement une partie de la propriété de la bourgeoisie juive allemande ».
En fin de compte, la collaboration avec les nazis d’un petit groupe de sionistes a cassé le boycott universel contre l’Allemagne, a affaibli la résistance antifasciste mondiale et a contribué au génocide des Juifs européens.
Il est clair aussi que cette alliance entre le sionisme et les nazis fait partie de la fondation idéologique de l’apartheid et des politiques génocidaires menées par Israël aujourd’hui.
Stefan Moore est un cinéaste documentaire états-unien et australien.
Traduit par J-L Picker pour Investig’Action
NdT : en réalité, seulement un millier de Juifs est-européens réussirent à atteindre la République dominicaine. Incidemment, l’offre du dictateur Trujillo visait surtout à augmenter la population non-noire de la république, dans une perspective de domination coloniale. ↩
NdT : L’Exécutif sioniste en Palestine (1922-1929) était un organisme créé sous l’égide de l’Organisation sioniste mondiale. Comme son nom l’indique, il avait un rôle d’administration et de représentation de la communauté juive en Palestine. Ses fonctions seront reprises en 1929 par la tristement célèbre Agence Juive ↩
Par Stefan Moore − Le 4 juillet 2024 − Source Consortium News
Publié le juillet 10, 2024 par Wayan