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Comment le numérique fait le lit de l’extrême droite


C’était l’époque des belles promesses, celle de l’avenir radieux d’internet qui allait nous ouvrir vers le monde et les autres, multiplier les connaissances et partager les savoirs. Le 24 janvier 1984, devant des millions de téléspectateurs, le cinéaste Ridley Scott présentait un spot publicitaire pour vanter le tout premier ordinateur. On y voyait une jeune femme libérer des cohortes d’hommes au crâne rasé, vêtus d’uniforme. La jeune femme symbolisait l’apparition du numérique dans nos vies qui allait briser la voix de « Big Brother » et nous émanciper. À la fin, un message s’affichait : « le 24 janvier, Apple Computer sort le Macintosh. Et vous allez voir pourquoi 1984 ne ressemblera pas à 1984. »

Depuis, quarante ans sont passés. Soit une éternité. Le fantasme d’un internet entièrement libre, démocratique et cosmopolite a vécu et la réalité semble, sous certains aspects, avoir été rattrapée par le célèbre roman d’Orwell. Alors que le RN a failli remporter les élections législatives, que Trump pourrait reconquérir le pouvoir aux États-Unis, que le complotisme prospère sur les réseaux sociaux et qu’un régime de post-vérité s’installe dans le débat public, tout un faisceau d’indices tend à nous montrer que l’informatisation du monde nous conduit droit vers l’extrême droite et l’autoritarisme.

Le monde commun se délite dans un labyrinthe de scroll sans fin

Cette évolution doit autant à la nature d’internet et à ses racines technico-militaires qu’à l’intelligence stratégique des néofascistes qui ont su investir habilement cette arène médiatique dans leur bataille culturelle. La vie connectée que nous impose notre époque nous rend aussi plus vulnérables. Isolés et noyés dans nos écrans, « nous sommes comme des ruminants sous hallucinogène », décrit, un brin provocateur le journaliste Bruno Patino dans son livre Submersion (Grasset, 2023).

Le futur que nous prépare le technocapitalisme est soluble dans le fascisme, nous dit aussi Alain Damasio, de retour d’un voyage vertigineux au cœur de la Silicon Valley. La numérisation de l’existence nourrit « l’individualisme qui prime sur les liens aux autres et aux vivants, écrit-il. Le techno cocon fabrique du même et rejette toute forme d’altérité. Il crée une société atomisée et une identité déterritorialisée . » Le monde commun se délite dans un labyrinthe de scroll sans fin. Ce qui le rend d’autant plus fragile aux assauts des réactionnaires.

L’affaire n’est pas neuve. Depuis ses origines, des courants de pensées de l’écologie ont alerté sur les conséquences anthropologiques de nos systèmes techniques et la menace du « techno-totalitarisme ». Dès les années 1970, André Gorz disait « quand nous utilisons un ensemble donné d’outils, nous choisissons un certain type d’existence, un certain type d’homme ». « Passé un certain seuil, l’outil de serviteur devient despote et nous entraîne vers l’autoritarisme », ajoutait Ivan Illich.

Tout semble s’accélérer aujourd’hui. Internet n’est pas neutre et les événements récents ont contribué à faire tomber les dernières illusions. Il suffit de voir ces hordes de jeunes courir derrière Jordan Bardella et réclamer un selfie pour ressentir le malaise, les entendre crier des « Jordan, je t’aime », pour comprendre que nous avons changé d’époque. L’essor fulgurant du RN sur les réseaux a mis le doigt sur un engrenage infernal.

« L’avènement d’un fascisme cool »

Avec son 1,3 million d’abonnés, le leader d’extrême droite, Jordan Bardella est devenu le nouvel influenceur politique qui enflamme les foules sur Tiktok. Son compte et son image est devenu un instrument majeur de propagande. On l’y voit manger un hot-dog sans se tacher la chemise ou dévorer des bonbons avant un meeting. Dans ses cours au collège de France, l’historien Patrick Boucheron évoque « l’avènement d’un fascisme cool » poussé par le numérique « avec un nouveau langage visuel et esthétique ».

Pendant la campagne des Européennes, les trois candidats à avoir généré le plus de partage de likes et de réponses sur les réseaux sont tous issues de l’extrême droite. Jordan Bardella bien sûr, arrive en tête, suivi de près par Florian Philippot et Marion Maréchal Le Pen. Pour ces deux derniers, leur influence et leur visibilité sur les réseaux sont décorrélées de leur véritable force sur le terrain, ayant fait moins de 5 % aux élections.

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Mais ce n’est pas étonnant. De nombreuses études ont montré comment les algorithmes favorisaient les discours xénophobes et les fake news, en donnant la prime aux contenus engageants, courts et clivants. Déjà en 2016, YouTube avait directement contribué à faire élire Donald Trump en lui octroyant une visibilité disproportionnée. Sur cette plateforme comptant 150 millions d’utilisateurs étasuniens réguliers, 80 % du contenus lui étaient favorables.

En 2019, une analyse des 200 vidéos de YouTube les plus vues sur le changement climatique a aussi révélé que la moitié des vues étaient associées à des vidéos propageant des thèses climatosceptiques ou complotistes. Sur Internet, la désinformation n’a cessé de croître. En moyenne, d’ailleurs, sur Twitter un mensonge se répand six fois plus vite que la vérité, selon une étude du MIT. Il se diffuse « significativement plus loin, plus rapidement, plus en profondeur et de façon plus large ». Et c’était avant qu’Elon Musk prenne les rênes de l’entreprise.

Depuis, avec le rétablissement de dizaine de milliers de comptes néonazis et complotistes, les insultes homophobes sont en hausse de 40 %, les insultes antisémites de 60 % et les insultes racistes de 200 % sur le réseau social rebaptisé X.

Le terreau fertile des idées brunes

D’après une enquête du CNRS, publiée en 2023, les climatosceptiques représenteraient même 30 % des comptes parlant environnement sur X. Internet est devenu le terreau fertile des idées brunes, le lieu de leur propagation massive, le nouvel espace où elles s’organisentet se structurent.

Cette diffusion n’est pas liée à une simple erreur ou à un manque de régulation : « Les réseaux sociaux sont des outils qui sont loin d’être neutres idéologiquement. Les instances de régulation existantes paraissent obsolètes et peu créatives », insiste la professeure à Sciences Po, Asma Mhalla, autrice de Technopolitique– Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2023). Depuis dix ans, Internet a largement profité aux courants libertaliens et aux régimes autoritaires.

« [Les plateformes] fonctionnent comme des régimes autoritaires »

Dans son livre Algocratie (Actes Sud, 2022), l’ingénieur Arthur Grimonpont pointe lui aussi les menaces provoquées par notre hyper connexion. « Une poignée d’algorithme mus par des intérêts privés structurent l’accès à l’information de la moitié de l’humanité, écrit-il. Les dirigeants de ces entreprises présentent volontiers leurs plateformes comme les places de “villages planétaires”. Mais la réalité est plus prosaïque : elles fonctionnent comme des régimes autoritaires dirigés par des autocrates ». Pour étendre leurs empires, ces derniers organisent la marchandisation de notre vie sociale, politique et culturelle, sans considération pour notre santé mentale, le droit à l’information fiable et la démocratie. « Penser user de sa liberté d’opinion sur un réseau social, c’est comme accepter de limiter sa liberté d’aller et venir à un centre commercial géant », affirme Arthur Grimonpont.

Cette marchandisation ne gêne pas pour autant l’extrême droite, bien au contraire. Elle est la première à s’être adaptée à la demande, à se penser comme un produit monétisable sur les réseaux et à jouer sur le spectacle. Entre les mêmes Instagram, les vidéos de chats, les tutos identitaires, les edits amoureux ou ses « vidéos LOL », l’extrême droite revêt de « nouveaux masques », décrypte le philosophe Raphael Llorca dans son livre La radicalité à l’ère Netflix (Aube, 2022). « Elle ne mène plus seulement la bataille des idées, elle mène aussi la bataille du cool, de la représentation et de la mise en scène de soi », écrit-il.

« Ce qui était nazi il y a 15 ans est mainstream aujourd’hui »

Le néofascisme est un style de vie. Il ne s’exprime plus seulement par un programme, mais par un certain art du quotidien. Son goût pour la viande, les jeux vidéos, la musculation ou la « philosophie virile ». Sur la toile, on voit fleurir les vidéos des «  influenceurs terroirs » et des « youtubeurs de la haine » qui dédiabolisent l’idéologie d’extrême droite, le rendent désirable à grand renfort de masculinité toxique et de propos dépolitisants. Médiapart parle d’un « néofascisme débonnaire » qui est en train de gagner la bataille culturelle.

Ce dont se félicite l’ancien directeur national du Front national de la jeunesse, Julien Rochedy reconverti en youtubeur :  « Je me rappelle très bien que ce pourquoi nous étions traités de nazis il y a 15 ans, lorsque j’ai commencé, c’est les débats qu’on peut voir aujourd’hui sur CNews ou dans les livres édités chez Stock ou je ne sais quoi… Ce qui était nazi il y a 15 ans est devenu mainstream aujourd’hui », dit-il dans sa vidéo « éloge de la radicalité », publiée le 9 septembre 2020, désormais indisponible, où il invite à « être facho ou périr ».

Le rôle d’internet a été décisif dans cette évolution. Il existe entre le monde numérique et l’extrême droite comme une double affinité : d’un côté les réseaux sociaux font monter les idées réactionnaires, de l’autre, le technosolutionnisme de l’extrême droite pousse ce courant à embrasser toutes les avancées du numérique.

Fin juin, l’équipe d’Eric Zemmour a diffusé la première vidéo politique faite par une intelligence artificielle. On y voit le président de la République, Emmanuel Macron, sous une pluie de billets et une foule de migrants se dirigeant vers une église de village, avant de vanter la France rurale et traditionnelle, avec une famille pique-niquant dans un pré. Au cours de la campagne,l’intelligence artificielle générative a aussi dopé la diffusion d’une chanson xénophobe « Je partirai pas », reprise par Zemmour et consorts, vue des millions de fois.

« Une merdification d’internet »

Chez les spécialistes de la culture web, le désenchantement est total. Le journaliste canadien, Cory Doctorow, parle de « merdification d’internet ». La journaliste blogueuse Titiou Lecoq compare l’espace numérique à « un grille-pain fasciste » — un circuit fermé et centralisé qui nous enferme dans des idées nauséeuses.

Nous voilà donc aujourd’hui à un point de bascule où le flot de haine pourrait quitter la toile et prendre le pouvoir. Les situations à l’étranger où l’extrême droite et les régimes autoritaires surfent sur les technologies doivent nous avertir.

Dans ses Écrits corsaires, l’écrivain et poète italien, Paolo Pasolini disait que la société de consommation avait propagé plus profondément le fascisme que Mussolini. Il se pourrait, aujourd’hui, que la numérisation de la vie nous mène au fascisme bien plus rapidement que le Front national d’un Jean-Marie Le Pen…





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