La Palme n’est pas à Cannes. Je viens de l’attribuer à Monat Convert pour « Un pays en flamme »


J’ai alors pensé à MaÏakovski pour qui le cinéma était « presque un moyen de comprendre le monde. Le cinéma pourvoyeur de mouvement. Le cinéma semeur d’idées. Mais le cinéma est malade : le capitalisme a recouvert ses yeux d’or ». Je ne dirais pas que le festival de Cannes perpétue ce détournement, je me contenterais de dire que le cinéma est une globalité qui n’appartient à personne, surtout pas à ceux qui s’en servent abusivement. Ici, c’est une autre histoire, c’est un autre geste artistique où le film se déploie sur le long, le large et la profondeur d’une séquence de vie au croisement de la mort du cochon et des gestes de personnes tout à leur désir d’embraser le paysage de nuit avec de singulières clartés qu’il faudra savoir saisir avant qu’elles ne s’effacent. C’est un enchaînement de jeux de feux qui rend un hommage appuyé aux femmes et aux hommes qui ont su fixer et garder le feu plaisant et nourricier.

A l’écran, sur fond d’une nuit étoilée qui brille de mille et un éclats, promesses d’une autre vie, le générique s’écoule lentement au rythme d’une barque qui glisse au fil d’une eau que n’agite nul courant, le tout englué dans une épaisseur sonore où toute vie semble retenir son souffle. Coassements tout proches, aboiements lointains, frôlement d’ailes, des chuchotements qui nous parlent de mèches, concourent à me faire entrevoir la gestuelle cachée d’une conspiration. Sous l’effet d’une basse lumière, des mains s’agitent pour fixer sur des ramilles, des branchages et des troncs d’arbres ce qui n’est pas un filet mais quelque chose d’approchant. Progressivement, l’entrelacs des lueurs de berge, des clapotis, des voix en sourdine construisent le paysage fragile d’un de mes souvenirs de pêche à l’anguille dans la lumière cendrée d’une nuit qui s’efface, juste au moment de la relevée des nasses où serpentent de gros vers luisants. C’est sans doute pour cela que je partage intensément les frissons de complices engagés dans une action clandestine qui sent la poudre.

Le dialogue se rapproche et je comprends mieux les jeux de mains qui tripotent de petites anguilles qui ne sont en réalité que des mèches, courtes et longues, lentes et rapides, qui grimpent aux arbres, rampent au sol, flottent sur l’eau ductile de l’étang.

« Un, deux, trois, quatre… y en a deux là … il en manque une ici

Je n’y vois plus rien, c’est compliqué ».

Sans crier gare, l’éclair d’une fusée allume le ciel et sculpte une végétation dans la profondeur d’un paysage décoloré. Une fugacité qui m’éblouit, relayée par le retour à la nuit étoilée que berce le bruit léger, répété, du glissement d’un bateau qui frôle la berge où les départs de mèches graciles éparpillent des embruns incandescents.


Tout explose, les fusées jaillissent et, de déflagration en déflagration, la nuit rugit et se pare d’étranges figures diluées dans une fumée qui transcende leur vie réelle. Un jeune bœuf tout blanc, en santé puisqu’il rumine, une brebis non égarée, deviennent les icônes d’une autre conception, non industrielle, du monde.

Oui, une autre vie se dégage de la fumée et des pétarades, celle d’une ferme au fond des bois, avec des coqs qui chantent dans les arbres où leurs crêtes rouges donnent sa vérité au vert des frondaisons.. Un chien aboie, un homme joue du trombone ou plutôt le fait crachoter, tel un cri rauque du fond des bois. Ce son élargit l’étendue de l’instrument dont la basse fréquence de ce tremblement donne le ton d’une tragédie voisine. Le musicien caresse le chien.

« ça fait du bien … allez, va chanter là-bas » .

Là-bas, où six personnes hissent le corps inerte d’un cochon sur un autel de palettes superposées, le chien chante la psalmodie d’une cérémonie sacrificielle.

« Y en a un qui peut venir là ? »

Oui, il y en a un qui peut venir en passant derrière l’écran de vapeur d’eau versée par des arrosoirs qui ébouillantent le porc. Les corps sont un peu estompés, vaporeux et semblent nous échapper dans une profondeur qui me rappelle les effets d’un sfumato. Tout à leurs gestes du raclage des poils de la peau de la bête, les hommes et les femmes du feu, les hommes et les femmes du cuit préparent la subsistance des lendemains. Il y a de la bienveillance dans cette manière d’en faire un film, de la reconnaissance, du courage ainsi qu’un hommage certain à ceux et celles qui ne rejettent pas tout de notre passé tumultueux et même s’en nourrissent. Cette manière de mettre en parallèle des gestes et des états d’âme qui semblent bien éloignés les uns des autres, nous renvoie tout simplement à la simultanéité complexe du monde visible.

La partition audiovisuelle s’enrichit d’un chant où triomphe la voix puissante d’un soliste qui pousse sa tessiture à faire l’expérience des limites. Un chant au statut ambigu et à la sonorité déroutante qui a la fonction de donner une couleur laïque à la cérémonie et de favoriser l’adhésion des spectateurs au mystère tragique.

« Faut mettre un pull là, regarde j’ai mis ma veste ».

C’est le moment où la nuit explose une nouvelle fois, où l’écran est déchiré dans tous les sens par une variation de feux qui fusent, sifflent, s’écrasent sur l’écran en des éclaboussures de formes toujours changeantes. Le velours noir de la nuit n’est pas qu’un support mais un acteur majeur de la mise en relief. Les chuchotements s’emballent …

« Vas-y, envoie les bombes

Vas-y, tire papa ! »

C’est une salve de bombes, une profusion d’éclats, un vertige de flammes où les tirs sillonnent l’espace en de magnifiques traces furtives, des gerbes, des colliers, des chenilles d’étincelles, des flocons de braise et des figures géométriques de toutes dimensions accueillies par le cadrage singulier de la réalisatrice pour donner naissance à de singulières figures, éphémères certes, mais que le cinéma rend éternelles.

« Les gars tenez-moi au courant, il y a le feu sur un radeau, je veux savoir où vous êtes. Attention  ! »

Les mains d’un homme pataugent dans le boudin, la bouche d’un autre avale des touffes d’herbe alors que l’artificière pénètre le foyer en devenant une sorte de dragon cracheur de feu, un astronaute même qui pénètre dans le bois, tout feu tout flamme.

« Allez, on avance sur le lune

Ah putain, ici c’est bon dit-elle ;
 »

Ce brasier ambulant me rappelle el toro de fuego des fêtes de quartier de mon village. C’est le plaisir retrouvé du dynamisme universel du feu et je me revois un soir d’hiver devant l’immense cheminée de mon oncle Gabriel où chaque membre de la famille se faisait griller une tranche de pain aillée, accompagnée d’un beau morceau de jambon. Cela défile comme un surgissement de trophées-repères de mon encrage paysan.

« Encore 5 minutes ! J’espère que tout le monde est en place, tout le monde va bien ..

Nous sommes tous ensemble, Il ne faut pas paniquer, nous sommes solidaires »

Une biche curieuse vient aux nouvelles dans un moment calme de fête aérienne où voltigent des bouquets de lucioles qui dessinent les figures d’une danse légère. Revenue au poste de commandement, l’artificière vigilante révise le plan de sa bataille.

« Putain, merde je n’ai pas ma casquette »

Sa casquette de Générale sans doute. Elle est tendue, je suis tendu, lorsqu’un son aigu déchire mes oreilles et que simultanément un éclair lézarde mes yeux.

Le film s’embrase et se brise en mille flocons incandescents, c’est une éruption filmique où des insectes de flamme s’écrasent sur l’écran. C’est un bouquet d’explosions, de sifflements, d’impacts fracassants, de mitraille de pétards, de figures audiovisuelles confuses, discordes qui s’interfèrent, se heurtent et fusionnent en des éclairs rares de beauté. Le pays en flamme a la brulure de l’incandescence, l’air, l’herbe, le ciel, l’eau baignent dans le rouge de l’arc en feu : le monde brûle, le monde saigne.

L’image se fige dans l’arrêt sur image d’une femme qui tient un fumigène à la main comme d’autres le pinceau..

Ce film est une symphonie futuriste dont l’énergie qui me recharge est une jouissance.

La palme n’est pas à Cannes, je viens de l’attribuer à Monat Convert pour « Un pays en flamme« .

Guy CHAPOUILLIE

*Après avoir été assistant réalisateur à l’ORTF puis professeur à l’Université de Vincennes-Paris 8, Guy Chapouillié a fondé et dirigé l’Ecole Supérieure d’Audiovisuel de Toulouse (ESAV), devenue Ecole Nationale Supérieure d’Audiovisuel (ENSAV).



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