
Yin Xiuzhen. – « Bookshelf No. 5 » (Étagère n° 5), 2009-2013
© Yin Xiuzhen – Courtesy Pace Gallery, Londres, Genève, Hongkong
Comme le montre le récent XXe Congrès du Parti communiste chinois (PCC), le président Xi Jinping nourrit l’ambition de se hisser au niveau de Mao Zedong, voire de le dépasser. Il serait même, à en croire certains commentateurs, le « nouveau Staline (1) ». À une époque où les tensions sino-occidentales ne cessent de croître, l’Occident continue de regarder ce pays à travers le prisme de la guerre froide, la Chine prenant la place de l’ancienne Union soviétique comme adversaire principal, en plus d’être l’un des plus importants représentants des forces autocratiques dans le monde.
Cette vision transforme les penseurs chinois en équivalents des dissidents et des refuzniks russes risquant d’être envoyés au goulag pour simple possession de livres interdits, et la Chine en un monde sans réelle vie intellectuelle en dehors de la sphère privée (ou des prisons). Ainsi, bien que le pays soit devenu la deuxième puissance mondiale, les seuls intellectuels chinois connus en Occident sont des dissidents comme l’artiste Ai Weiwei ou le professeur de droit Xu Zhangrun.
Mais la Chine d’aujourd’hui ressemble moins à la Russie sous Staline qu’au Japon de l’ère Meiji (1868-1912), quand ce dernier a opéré sa propre montée en puissance à la fin du XIXe siècle, à l’image de ce que l’empire du Milieu a accompli depuis 1980, après les réformes de Deng Xiaoping. Des similitudes se retrouvent également sur le plan intellectuel car, en s’ouvrant au reste du monde, les deux pays ont embrassé, chacun à sa manière, les idées occidentales en laissant de côté la « tradition » — féodale dans le cas du Japon, maoïste dans celui de la Chine. Dans les deux nations, cela a donné des scènes intellectuelles bouillonnantes et même pluralistes… jusqu’à un certain point.
En Chine, ce pluralisme était remarquable dans les années précédant le début du premier mandat de M. Xi (mars 2013), au point, sans doute, de pousser ce dernier à vouloir resserrer le contrôle idéologique exercé par l’État-parti. Toutefois, et malgré ses efforts, le président n’a pas eu totalement gain de cause, car le monde intellectuel semble garder une certaine indépendance, même relative.
Depuis dix ans, je conduis un projet de recherche focalisé sur les « intellectuels publics chinois », c’est-à-dire ceux qui publient en Chine et en langue nationale, qui respectent les règles du jeu telles que définies par le président Xi et l’État-parti, sans pour autant être les défenseurs du régime ou des propagandistes (2). Il y a bel et bien une sorte de « république des lettres », qui passe inaperçue la plupart du temps, submergée par le bruit assourdissant du régime ; d’autant que les échanges se passent en chinois, ce qui n’aide pas. Pourtant, depuis l’essor du pays, des débats ont animé cette communauté diverse et plurielle. Il existe en effet une Chine qui pense et qui parle un autre langage que celui des officiels, peu importe ce que disent M. Xi et consorts dans les gazettes.
Une démocratie réactive
Depuis l’an 2000, les débats les plus importants tournent autour de trois questions fondamentales, reliées entre elles : la Chine est-elle unique, et si oui, en quel sens ? Quel est, ou quel devrait être, son rôle dans le monde ? Et comment « bien raconter » son histoire — ce qui implique de savoir préalablement quelle est l’histoire du pays que l’on va narrer ?
Deux événements de taille ont marqué les esprits chinois : l’effondrement de l’Union soviétique, puis le déclin apparent de l’Occident — en particulier des États-Unis — après la crise de 2008. L’empire du Milieu poursuivant son ascension, alors que ses grands rivaux échouaient ou vacillaient, l’idée que la Chine est — et qu’elle a toujours été — unique s’est imposée presque naturellement. Et à la suite, son sentiment historique de supériorité a refait surface après un siècle d’humiliation et plusieurs décennies de révolution.
L’un des fiers défenseurs de cette théorie, Zhang Weiwei (3), interprète officiel devenu chercheur, y a consacré une trilogie entre 2008 et 2016 : La Chine touche le monde (2008), La Vague chinoise : la montée d’un État civilisationnel (2012) et L’Horizon chinois : la gloire et le rêve d’un État civilisationnel (2016) (4). Ces livres sont un méli-mélo de statistiques (souvent utiles) sur les progrès du pays comparé à d’autres, d’explications perspicaces sur les pratiques nationales qui peuvent ou non être uniques (le gouvernement hautement centralisé permet l’expérimentation locale sur des questions économiques importantes), et d’affirmations quelque peu tautologiques du style : la population est « unique en son genre » ou « la langue est unique »…
L’attrait de ces écrits tient à la notion d’« État civilisationnel » qui apparaît dans le sous-titre des deux derniers ouvrages de sa trilogie. Selon lui, les autres pays sont de simples « États-nations » forgés dans le creuset de l’expérience moderne, tandis que la Chine est à la fois une civilisation et un État-nation, ce qui la rend… « unique ». L’auteur séduit le PCC et, si ses livres sont des succès de librairie, il le doit en grande partie aux membres du Parti et aux cadres gouvernementaux, encouragés à les acheter. Il n’est guère prisé par les autres intellectuels, pour deux raisons : Zhang prêche essentiellement des convertis, et ses deux derniers livres s’inspirent fortement de celui du journaliste britannique Martin Jacques paru en 2009, When China Rules the World, dans lequel ce dernier développe la notion d’« État civilisationnel » pour la Chine. Un ouvrage sur le caractère unique du pays qui copie un livre étranger sur le même sujet suscite bien des doutes…
De meilleurs chercheurs ont été séduits par la même idée, tels Jiang Qing (5) et Chen Ming (6), qui lient le caractère unique de leur pays au confucianisme. Cela les conduit à des conclusions controversées. Ainsi Chen estime-t-il que « la révolution républicaine de 1911 [qui entraîne l’abdication du dernier empereur et l’instauration de la république] était une erreur inutile, car la Chine était déjà bien engagée sur la voie de l’établissement d’une monarchie constitutionnelle ». Ou encore qu’« une grande partie du XXe siècle a été une erreur tragique parce que [Pékin] a constamment cherché des solutions occidentales aux problèmes chinois ». Pourtant, quel que soit l’art avec lequel ces nouveaux confucianistes comparent le PCC aux « monarques bienveillants » du passé, les communistes ne peuvent s’empêcher de remarquer qu’ils condamnent le marxisme comme étant étranger — un point on ne peut plus sensible.

Yin Xiuzhen. – « Bookshelf No. 3 » (Étagère n° 3), 2009-2013
© Yin Xiuzhen – Courtesy Pace Gallery, Londres, Genève, Hongkong
La « nouvelle gauche » qui, au tournant des années 2000, prône la régulation du capitalisme, la lutte contre les inégalités et la définition d’un autre type de démocratie, a également cherché à jouer cette carte de la singularité. Pour des figures comme Wang Hui (7) et Wang Shaoguang (8), la montée en puissance de la Chine a démontré que les prétendues « valeurs universelles » de l’Occident n’étaient en fait pas si universelles. Le pays a réussi en innovant de manière significative, en créant par exemple une « démocratie réactive » (dans laquelle le Parti répond aux besoins du peuple) supérieure à la démocratie représentative de l’Occident (paralysée par le copinage et les politiques communautaires telles que les mouvements féministes, la défense du multiculturalisme…), et en développant le rôle de l’État.
Cette « démocratie réactive » ressemble curieusement à la « ligne de masse (9) » de Mao, ont rétorqué des libéraux qui, comme l’historien Xu Jinlin, mettent en garde : le Japon et l’Allemagne d’avant-guerre avaient développé des cultes de l’État similaires, et cela s’est terminé dans la guerre et la défaite. Ils conviennent néanmoins que la Chine se devait d’offrir sa propre vision de la modernité et de contribuer ainsi à la diversité des valeurs universelles : « La tradition civilisationnelle de la Chine n’est pas nationaliste, mais plutôt fondée sur les valeurs universelles et humanistes », écrit Xu (10).
Une deuxième source de débats, liée à la première, concerne le rôle international du pays. Ayant retrouvé son statut de grande puissance, la Chine devrait reprendre sa position historique au « centre du monde ». Ainsi, le philosophe Zhao Tingyang a remis au goût du jour le concept tianxia, souvent traduit par « tout ce qui est sous les cieux » et qui correspondait à la conception chinoise de l’« universalisme » avant l’émergence de l’Occident moderne (11). Selon ce principe, le centre de la civilisation se situait en Chine, sa force diminuant au fur et à mesure qu’on s’en éloignait ; toutefois les « barbares » se trouvant aux marges pouvaient se civiliser en apprenant à « être chinois ». Cependant, le tianxia a évolué et s’est traduit par le système de tribut (12), un ordre diplomatique avec sa propre hiérarchie et ses abus. Zhao préfère donc retourner aux sources pour construire un ordre mondial moral — et non bâti sur l’intérêt et le pouvoir.
Au temps du « profil bas »
Si les intellectuels préoccupés par la politique étrangère répètent souvent les slogans du régime sur la « communauté de destin » et les « accords gagnant-gagnant », beaucoup explorent diverses versions de ce à quoi pourrait ressembler un monde multipolaire. Jiang Shigong (13), l’un des universitaires de la « nouvelle gauche », reprend ainsi l’idée d’empire chinois constitué des régions « réunies » par la politique des nouvelles routes de la soie. Toutefois, la plupart passent beaucoup plus de temps à condamner les diverses manifestations de l’hégémonie américaine qu’à parler de l’attitude actuelle de Pékin sur la scène internationale.
Certains estiment que la planète se portait mieux quand la Chine jouait les seconds rôles dans un monde dirigé par les Américains, quand elle gardait un « profil bas », selon l’expression consacrée. Ces chercheurs étaient beaucoup plus à l’aise lorsque Pékin et Washington se comportaient comme un vieux couple marié dont les disputes occasionnelles n’ébranlaient pas une relation fondamentalement solide.
Plusieurs d’entre eux mettent en cause l’idée répandue selon laquelle il suffirait de taux de croissance élevés pour dépasser la puissance américaine. Le sociologue Sun Liping (14) la trouve même dangereuse : « En ce qui concerne le développement, nous sommes actuellement confrontés à un véritable choix : continuons-nous à maintenir le cap et à améliorer les conditions de vie de la population, ou bien jouons-nous le tout pour le tout ? Nous devons comprendre que nous sommes confrontés à des problèmes de subsistance extrêmement difficiles, le plus gros étant notre taux de natalité extrêmement bas. » Il n’est pas le seul à alerter. Le libéral Shi Zhan a écrit un livre entier (15) pour montrer qu’il ne faut pas céder au « nationalisme populiste » et que les dirigeants doivent admettre que la Chine ne dominera jamais les mers car trop de voisins s’y opposent. En tout état de cause, insiste Shi, la nature même du pouvoir est en train de changer : les plates-formes et l’intelligence artificielle qui vont façonner l’économie du futur échappent largement au contrôle des États.
Vers un « libéralisme confucéen »
Enfin, autre sujet traité par les intellectuels : comment « bien raconter l’histoire » du pays ? L’État-parti les y invite mais, même sans ces encouragements, nombre d’entre eux sont obnubilés par la question, moins pour sa valeur de propagande — l’obsession du PCC — que dans l’espoir de parvenir à une bonne compréhension de ce qu’est et sera leur pays à la fois pour les Chinois et pour le monde. Car malgré toute la fierté culturelle et le tapage nationaliste, la question reste en suspens et fait l’objet de nombreux débats.
Bien sûr, presque tous les thèmes importants sont discutés par les intellectuels en écho parfois avec les sentiments de la population tels que la « prospérité commune », qui donne une peur bleue aux riches et aux entrepreneurs, les nouvelles routes de la soie (et les choix d’investissements à l’étranger), et plus récemment la gestion du Covid-19 et les stricts confinements, qui ont eu leurs détracteurs.
Mais c’est le retour sur l’histoire proprement dite qui suscite des échanges parfois vifs autour de cette étrange question : faut-il découper l’histoire de la République populaire de Chine (RPC) en « deux périodes de trente ans » ou en « une période de soixante ans » ? Le nœud est de savoir si l’ère Mao doit être considérée, ou non, comme une erreur que Deng a corrigée en ouvrant la Chine aux forces du marché. Il y a encore des communistes qui pensent qu’il a commis une faute en abandonnant le maoïsme, tandis que beaucoup de libéraux estiment qu’il n’a pas embrassé le marché autant qu’il l’aurait dû. La majorité des intellectuels se situent quelque part entre les deux. Le Parti a, sans surprise, décidé que l’histoire de la RPC devait être considérée comme un ensemble, ce qui inquiète certains, M. Xi semblant emprunter un peu trop au « livre de jeu » maoïste.
En effet, nombre de libéraux narrent l’histoire de la façon suivante : la révolution (de 1949) était nécessaire pour réveiller le pays de son hibernation millénaire, et pour générer l’énergie nécessaire au changement. La Chine maoïste a commis de nombreuses erreurs, mais l’économie planifiée et la modernisation à marche forcée ont jeté les bases du décollage au cours de la période de réforme et d’ouverture (à partir de 1979). Cette politique a libéré les forces entrepreneuriales. La Chine fait figure désormais d’un pays plutôt riche dans un monde globalisé, et le message de la « lutte des classes » prêché pendant la révolution et la période maoïste n’est plus pertinent. De nombreux intellectuels — même ceux qui défendent l’État-parti — considèrent le langage marxiste-léniniste-maoïste dans lequel le PCC continue de s’exprimer comme obsolète, voire légèrement gênant, car il n’a pas de valeur en dehors du pays et a peu de prise à l’intérieur. Il va sans dire que, si le marché immobilier fait faillite comme on le craint aujourd’hui, ce n’est pas la pensée de M. Xi qui sauvera les meubles.
Il y a bien sûr des exceptions. Le juriste de la « nouvelle gauche » Jiang Shigong a publié en 2019 un long essai (16) dans lequel il présente le président comme le héros arrivé à la dernière minute pour sauver la RPC et éviter qu’elle subisse le même sort que l’Union soviétique — le chaos, la pauvreté relative et l’insignifiance. Grâce à lui, la Chine sera plutôt le phare guidant le reste du monde à travers les périls et les pièges du néolibéralisme américain. Le texte de Jiang est ambitieux, car il cherche à répondre à toutes les questions qui pèsent sur le récit actuel de l’histoire nationale, dans une tentative de renverser ce qui est devenu un pluralisme intellectuel de facto dans le pays.
Plus récemment, les efforts de l’économiste Yao Yang pour élaborer un « libéralisme confucéen (17) », afin de résoudre un certain nombre de problèmes qui affligent le pays et la planète sont impressionnants. Selon lui, les régimes démocratiques occidentaux fonctionnent mal, pris entre la mise en avant des valeurs individuelles et les demandes d’égalité absolue, et ne servent plus de source d’inspiration. En Chine, les réformes du marché et de la politique sont bloquées, et le risque de mesures « gauchistes » nuisant aux entrepreneurs et réduisant ainsi la richesse et la puissance du pays est plus que jamais présent. En même temps, explique l’économiste, l’Ouest refuse de reconnaître la légitimité de l’ascension chinoise, n’y voyant que le « péril jaune » du communisme, ce qui ne fait qu’encourager les dirigeants chinois à devenir encore plus… « communistes ». Les bons vieux temps de l’ère post-guerre froide s’estompent.
Que faire ? Yao propose son libéralisme confucéen, qui tolère un degré d’inégalité sociale jugée inévitable et un certain élitisme méritocratique, mais qui aboutit à un gouvernement apte à façonner des consensus et donc à « gérer correctement les affaires du peuple ». Pour lui, l’État est trop faible en Occident, miné par des courants populistes, tandis qu’en Chine il est trop fort et risque d’ignorer les besoins du peuple. Sa proposition a la vertu de voir la Chine et l’Occident comme faisant partie de la même planète.
N’ignorant pas que le monde occidental n’est pas à son écoute, Yao s’adresse essentiellement aux libéraux chinois qui perdent confiance dans les valeurs universelles. Et il a un impact dans la société. Il a pu se permettre de publier le 2 juillet 2021, au lendemain de la commémoration en grande pompe du centenaire de la fondation du PCC, dans la prestigieuse revue Beijing Cultural Review, un long article intitulé « Les défis auxquels est confronté le Parti communiste chinois et la reconstruction de la philosophie politique ». Non seulement il y a ignoré les thèmes majeurs scandés lors de cette célébration et insisté sur la nécessité de « siniser le marxisme » en revenant au confucianisme, mais il n’a fait aucune mention du président ni de ses Pensées. Ce qui est inhabituel dans une telle revue. Pour Yao comme pour de nombreux intellectuels publics, « bien raconter l’histoire de la Chine » revient également à intégrer cette histoire dans celle des autres, car ils se voient comme des citoyens du monde, ayant les moyens et la responsabilité de dialoguer avec leurs homologues partout.