Alors que se profile la présidentielle d’octobre 2022, le président brésilien Jair Bolsonaro multiplie les mises en garde. Non seulement la démocratie brésilienne serait dysfonctionnelle, mais ses adversaires prépareraient une fraude gigantesque. Et d’expliquer que, dans ces conditions, il pourrait décider de ne pas respecter le résultat des urnes.
Le 11 août 2022, la bourgeoisie financière et industrielle entre dans l’arène. Elle brandit la bannière de la légalité dans une lettre ouverte, affirmant que « la tentative pour déstabiliser la démocratie et la confiance publique en l’impartialité du système électoral » s’est soldée par un échec aux États-Unis, et que « ce serait également le cas » au Brésil (1). Ce jour-là, la classe dirigeante brésilienne se divise. D’un côté, ceux qui ne signent pas la lettre du 11 août, dans le sillage de l’agrobusiness moderne, choisissent le camp de M. Bolsonaro. De l’autre, les secteurs de la finance et des grandes entreprises qui revendiquent leur soutien à la démocratie ne l’accordent pas sans conditions à la candidature de M. Luiz Inácio Lula da Silva (Parti des travailleurs [PT], gauche)
Dans ces cercles économiques dirigeants, on attend de « Lula » qu’il donne des gages de sérieux alors même que le programme du candidat, déposé auprès du Tribunal supérieur électoral (TSE), promet de « supprimer le plafond [constitutionnel] imposé aux dépenses publiques ». Le 6 octobre 2022, quatre économistes du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, droite libérale) — Pedro Malan, Edmar Bacha, Armínio Fraga et Persio Arida — s’expriment, tels les porte-parole du capitalisme financier et industriel moderne, annonçant leur intention de voter pour « Lula », dans l’« attente » d’une « gestion responsable de l’économie ». Le magazine britannique The Economist avait adopté la même position quarante-huit heures plus tôt. Au Brésil comme à l’étranger, la presse « sérieuse », qui n’a pas caché son hostilité à M. Bolsonaro, s’emploie à défendre la démocratie tout en affichant sa méfiance envers le lulisme.
Quinze jours après la déclaration des quatre économistes, « Lula » indique, au cours d’un discours à l’Université pontificale catholique de São Paulo, que son gouvernement ne sera pas celui « du Parti des travailleurs ». Selon le journaliste Cristiano Romero, il envoie ainsi un message tout à la fois aux « courants les plus à gauche de son parti et, bien sûr, aux marchés » : un troisième mandat de l’ancien ouvrier métallurgiste n’accordera aucune place à des membres du PT qui « émettraient les moindres doutes concernant les orientations de la politique économique (2) ». Un message renforcé par la présence dans l’assistance lors du discours de M. Henrique Meirelles, architecte de l’imposition d’un plafond constitutionnel aux dépenses publiques, ex-président général de la banque BankBoston et président de la Banque centrale du Brésil sous « Lula », ainsi que de M. Persio Arida, un autre ancien président de la banque centrale sous la présidence de M. Fernando Henrique Cardoso (1995-2002). M. Lula da Silva est donc élu.
Débute alors le grand ballet de la politique brésilienne. Le président de la Chambre des députés, M. Arthur Lira (Parti progressiste, État d’Alagoas), un allié de M. Bolsonaro et porte-parole du Centrão — « le centre », le plus grand groupement du Congrès, comptant environ trois cents représentants, la plupart conservateurs —, n’attend même pas l’annonce officielle des résultats pour se précipiter devant les caméras et déclarer que la volonté du peuple, exprimée dans les urnes, « ne doit jamais être contestée ». Le président du Sénat, M. Rodrigo Pacheco (Parti social démocratique, Minas Gerais), également en bons termes avec le président sortant, suit l’exemple de son collègue de la Chambre basse : « Nous pouvons offrir au pays une grande coalition à même d’assurer la coopération entre les institutions dans le prochain gouvernement. »
« Budget secret »
Avec ce revirement — qui sert aussi à décourager d’éventuelles tentatives de coup d’État par les extrémistes pro-Bolsonaro —, MM. Lira et Pacheco comptent obtenir en retour le soutien de M. Lula da Silva en vue de leur réélection à la présidence de leurs chambres respectives en février 2023. En outre, ils espèrent la continuation de ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de « budget secret », un mécanisme en place depuis 2019 et rendu officiel par M. Bolsonaro en 2021, par lequel le président de la Chambre basse reçoit une somme d’environ 20 milliards de reais (3,6 milliards d’euros), à allouer en amendements législatifs. Des portions de ces fonds peuvent être dépensées par les législateurs au sein de leurs circonscriptions sans qu’il y ait à détailler les travaux entrepris ou à rendre de comptes. Un expédient pour acheter les membres du Congrès, ceux qui reçoivent ces sommes étant souvent réélus. Les législatives de 2022 ont ainsi vu le plus bas taux de renouvellement à la Chambre depuis 1998. Le « budget secret » a renforcé la position de son président, déjà habilité par un article de la Constitution à décider, seul, de transmettre ou non à la Chambre plénière les demandes de mise en accusation qui lui sont soumises, et de lancer la procédure de destitution. Pour M. Bolsonaro, le « budget secret » était le prix à payer pour éviter sa propre destitution. C’est ainsi qu’il est devenu, selon l’un de ses propres partisans, le « tchutchuca do Centrão », le « chéri » des habitués du clientélisme au Congrès, comme l’a expliqué sans détour l’agence de presse internationale Associated Press (3).
Comme « Lula » a lui aussi besoin du soutien du Congrès pour échapper à la destitution que ne manqueront pas de souhaiter organiser ses adversaires, ainsi que pour faire passer les mesures sociales qu’il a promises, il soutient la réélection de MM. Lira et Pacheco. Ce faisant, il parvient à obtenir quelques concessions au cours des négociations. Une histoire pleine de rebondissements.
À la suite à son élection, comme tous les présidents brésiliens, M. Lula da Silva doit marchander avec de nombreux partis au Congrès, et même avec des membres indépendants, jusqu’à rassembler, selon la règle de la « grande coalition », suffisamment de soutiens parlementaires pour gouverner. Au Brésil, les députés sont élus au scrutin proportionnel au niveau des États, par conséquent la majorité absolue du président à l’échelle nationale n’est pas reflétée au Congrès. En outre, grâce à ses règles souples de formation des partis, le pays a depuis bien longtemps l’un des paysages politiques les plus fragmentés du monde. En 2022, 23 organisations étaient représentées parmi les 513 députés de la Chambre ; chacune d’entre elles ne disposait donc que de quelques élus. Comme les partis de la coalition électorale du PT n’ont obtenu que 154 sièges, le PSD et le Mouvement démocratique brésilien (MDB) — qui a orchestré le coup d’État parlementaire contre Mme Dilma Rousseff en 2016 — sont invités à faire partie du gouvernement. Le nouveau président est donc parvenu à constituer une majorité à la Chambre basse en « unissant » l’ensemble du spectre idéologique, de la gauche à la droite, excluant seulement les partis pro-Bolsonaro. Au Sénat, le candidat bolsonariste à la présidence a été battu par 49 votes contre 32 le 1er février.
Si l’alliance de ces groupes aux tendances ambiguës peut être maintenue dans le temps — une solution qui, comme toujours, aura un coût —, un processus de destitution pourra être évité. Cependant, une telle alliance n’est pas suffisante pour faire voter des amendements à la Constitution (308 voix au moins sont nécessaires). Or, sans, on peut difficilement espérer appliquer un programme législatif, même minimal, étant donné le niveau de détail de la Constitution brésilienne, qui laisse peu de marges de manœuvre.
Les analystes ont suggéré dès début octobre que « Lula » essaierait également de coopter individuellement des membres des partis pro-Bolsonaro au sein du Centrão (4). Les Republicanos (« Républicains »), un parti lié à l’Église universelle du royaume de Dieu (IURD), se sont ainsi déclarés « non fervents » de l’opposition. Certains membres du Parti progressiste (PP), le principal héritier de la dictature, affichent également leur disponibilité pour rejoindre le pouvoir. Même dynamique au sein du Parti libéral (PL), créé en 1985 et devenu bolsonariste en 2021.
Une formule de conciliation
La situation économique du Brésil, combinée aux tendances récessives et aux pressions inflationnistes mondiales, exigeait de faire adopter une résolution budgétaire pour le début de 2023. Or l’amendement constitutionnel de 2016 qui impose un plafond strict des dépenses publiques exclut aussi toute marge de manœuvre en matière de fiscalité. De plus, le discours du nouveau président, le 21 octobre 2022, en présence de MM. Meirelles et Arida, avait semblé écarter toute perspective de redistribution. Avait-il capitulé face aux pressions que M. Rui Falcão, ancien président du PT, avait en tête en suggérant que son parti avait « adopté un programme qui n’est pas notre programme (5) » ?
« Lula » recherche en vérité une formule de conciliation. Dans les faits, la nécessité de tenir les promesses faites à l’électorat pauvre — assurer un allégement des dettes pour les familles, augmenter le salaire minimum, financer des mesures de sécurité publique, le système de santé, l’éducation — pousse finalement le président à négocier avec M. Lira avant même d’avoir prêté serment. Il échange son soutien à MM. Lira et Pacheco en vue de leur réélection contre une autorisation de dépasser le plafond des dépenses la première année de son mandat. Formellement, il donne au néolibéral Geraldo Alckmin, son vice-président, le contrôle de son équipe de transition. Mais il entame des négociations directes avec le Congrès, c’est-à-dire MM. Lira et Pacheco, sans consulter l’équipe d’économistes qu’il a lui-même placée sous l’autorité de M. Alckmin. En parallèle, le « budget secret » est soumis à la Cour suprême, qui le juge illégal. Une telle pression impose à M. Lira de se montrer conciliant. Habile manœuvrier, « Lula » récupère de la sorte une marge de manœuvre.
« L’amendement constitutionnel pour la transition » que M. Lula da Silva a obtenu du Congrès a permis de relever le plafond des dépenses publiques à un niveau 50 % supérieur à celui proposé par M. Arida. Mais cela sera-t-il suffisant ? D’après les estimations, la dérogation devrait suffire à maintenir les 600 reais de la « Bolsa familia », le principal programme social du pays, et à assurer 150 reais supplémentaires par enfant jusqu’à l’âge de 6 ans. En d’autres termes, « Lula » a obtenu du Congrès ce dont il avait besoin pour satisfaire les plus pauvres, son électorat. Une famille avec deux enfants de moins de 6 ans recevra 900 reais par mois — le salaire minimum s’élevant à 1 300 reais. Il ne restera toutefois que 23 milliards pour toutes les autres dépenses. « Un très mauvais début » pour le nouveau gouvernement, a déclaré un consultant en management au Financial Times (6). Bien que le cœur de la bourgeoisie ait été forcé de rejoindre le camp des pauvres pour le salut de la démocratie, il pourrait bientôt s’en trouver mécontenté.
(Article traduit par Anne Albinet.)