« Sous le capitalisme, être l’écolo parfaite n’est pas vraiment possible »


La journaliste et essayiste Mona Chollet vient de publier un ouvrage intitulé Résister à la culpabilisation (éd. La Découverte). Elle y décrypte avec habileté les mécanismes de ce puissant « ennemi intérieur » qu’est la culpabilité, notamment pour les femmes et les minorités raciales et sexuelles. Elle remonte aux origines historiques du phénomène (le christianisme) et décrypte ses manifestations dans l’éducation de nos enfants comme dans nos pratiques militantes.


Reporterre — Pourquoi avoir décidé d’écrire un livre sur la culpabilité ?

Mona Chollet — Je m’étais beaucoup confrontée à ce sujet en travaillant sur des thèmes féministes, notamment sur la beauté [elle est l’autrice de Beauté fatale (2012)]]. Par exemple, les femmes qui se laissent vieillir naturellement reçoivent des commentaires horribles. Celles qui font des injections ou des liftings également. Il n’y a jamais de bonne solution : on est coupable quoi qu’on fasse. Il y a aussi une histoire plus ancienne due à mon éducation protestante. J’ai grandi à Genève, une ville très marquée par le calvinisme. Il y a un côté très austère et sévère. Calvin avait interdit la musique, la danse, le théâtre, ça a laissé des traces.



Quelles sont les origines historiques de la culpabilité ?

Je me suis fondée sur le travail de l’historien Jean Delumeau et de son livre Le Péché et la peur — La culpabilisation en Occident (éd. Fayard, 1983). Il y explique que la culture chrétienne insiste sur la faute individuelle. La peur de l’enfer est très importante, avec des descriptions terrifiantes à des époques où les gens étaient persuadés que c’était un lieu réel et qu’ils pouvaient y atterrir pour l’éternité. Il y avait aussi la confession obligatoire. Tout cela forge une culture anxieuse, avec une vision très noire de l’être humain. C’est l’idée qu’on est mauvais par par essence. Cette toile de fond culturelle me paraît vraiment importante. Elle a laissé des traces y compris quand on est athée.

« La culture chrétienne insiste sur la faute individuelle »



Vous expliquez également le rôle crucial joué par le théologien saint Augustin (354-430).

C’est lui qui a forgé le dogme du péché originel. Cette idée que les êtres humains naissent coupables et sont marqués par la faute d’Adam et Ève. Or, avant saint Augustin, la Genèse n’avait pas du tout cette place centrale dans le christianisme. C’est lui qui l’a instaurée après une longue bataille politique. Car à l’époque, beaucoup de gens trouvaient absurde cette idée de faute originelle transmissible. Il y a eu des débats assez vifs et il a gagné. Avoir une théorie qui disait que les êtres humains étaient mauvais par nature et qu’ils avaient besoin d’un gouvernement extérieur devait arranger l’Église.



Pourquoi, aujourd’hui, les femmes sont-elles plus enclines à culpabiliser ?

Comme tous les groupes dominés dans la société, les femmes intègrent beaucoup de stéréotypes négatifs. Même si on en est conscientes et qu’on s’en défend, ces images sont tellement présentes et envahissantes qu’on les intériorise. C’est dur d’avoir une bonne opinion de soi-même quand on est une femme dans une société foncièrement misogyne.

Ce qui m’a frappée également, c’est de réaliser combien on dirige nos vies de manière à échapper à certains stéréotypes. Dans Sorcières (2018), j’avais écrit sur le personnage de la célibataire à chat. C’est une arme puissante pour nous faire rentrer dans le rang. On va chercher à se mettre en couple et fonder une famille parce qu’on n’a pas envie d’être assimilée à ce stéréotype affreux de la vieille fille, de la sorcière. Ces images négatives sont des manières de nous faire marcher droit, de nous interdire de sortir du rang.


«  J’ai écrit sur le personnage de la célibataire à chat. C’est une arme puissante pour nous faire rentrer dans le rang.  »
© Cha Gonzalez / Reporterre

En travaillant sur la maternité, je me suis aussi rendu compte que cette figure de mère idéale est tout aussi nocive qu’un stéréotype négatif parce qu’elle est inaccessible. On a le sentiment de ne jamais être à la hauteur de cet idéal qu’on est censé incarner.

Vous avez rédigé un chapitre sur l’éducation où vous parlez de la violence envers les enfants. Comment l’expliquer ?

La norme du châtiment corporel est omniprésente dans toutes les sociétés humaines, à part quelques exceptions. Dans le christianisme, il y a cette idée qu’il faut les corriger car ils seraient diaboliques. Avec une éducation très rude, y compris physiquement, on va en faire des êtres bons et vertueux.

J’ai aussi lu quelques livres de spécialistes contemporains de l’éducation. J’ai été vraiment sidérée de découvrir à quel point il y a toujours cette vision diabolique de l’enfant. L’idée que si on le laisse trop libre, il va prendre le pouvoir. Il y a un sentiment de hiérarchie très fort : l’enfant doit rester à sa place et ne doit pas être trop insolent. Mais dans quelle mesure faut-il adapter les enfants à la société ? On pourrait leur apprendre à avoir un regard lucide sur le système qui les entoure pour intégrer l’idée que ce système, on peut le changer.

Vous faites un éloge de la paresse contre la productivité et contre le rythme effréné du système capitaliste. Cette notion de paresse est peu utilisée dans les milieux de gauche. On lui préfère le terme de décroissance.

Les courants de gauche qui assument de dire que le travail n’est pas épanouissant et qu’il faut en sortir sont ultraminoritaires. Historiquement, il a toujours fallu affirmer que le travail est une source de fierté, de construction de soi. Or, sous un régime capitaliste, c’est discutable. C’est toute l’histoire de Paul Lafargue [intellectuel socialiste (1842-1911)] dans son livre Le Droit à la paresse (éd. La Découverte, 2010). On aurait eu des oppositions de gauche beaucoup plus puissantes si Lafargue avait fondé un courant politique dominant.

Pourquoi ça n’a pas marché ?

Je pense que le mot paresse a une mauvaise réputation. C’est lié au fait qu’on apprend à se valoriser grâce à notre capacité au sacrifice et à l’ignorance de nos limites physiques et psychiques. L’idée de refuser du travail militant ou rémunéré pour rester chez soi ne rien faire est dur à assumer. Même pour moi. J’adore le concept de paresse mais je suis un lapin Duracell, je ne sais pas comment faire pour être paresseuse. Il y a un conditionnement tellement profond qui fait qu’au moindre vide dans notre quotidien, on devient hyper anxieux.


«  Je n’ai pas tellement l’étoffe d’une activiste. Je suis une intello.  »
© Cha Gonzalez / Reporterre

En parlant de paresse, vous donnez une explication intéressante à la passion des gens pour les chats.

Ce sont les créatures paresseuses qu’on n’ose pas être. Sur les réseaux sociaux, les gens postent des photos de leur chat étalé sur le clavier de l’ordinateur en disant : « J’aimerais bien travailler, mais je ne peux pas. » Comme si on avait besoin du chat comme excuse pour ne rien faire !

Est-ce que vous vous définissez comme écologiste ?

Non, ce serait beaucoup dire.

Pourquoi ?

Peut-être qu’il y a un sentiment de culpabilité là-dessous. J’ai peur que si je me prétends écolo, tout le monde va me tomber dessus en me disant : « Tu as pris l’avion cette année. » C’est d’ailleurs exactement ce que je décris dans le livre. Mon problème aussi, c’est que je ne sais pas comment être écolo. Aller à Notre-Dame-des-Landes, participer à des actions devant le siège de Total : voilà pour moi les écolos aujourd’hui. Des gens qui sont dans l’action, sur le terrain, qui risquent leur peau. Je n’ai pas tellement l’étoffe d’une activiste. Je suis une intello.


Le 26 mai 2023, une coalition de militants écologistes a lancé un blocage de l’Assemblée générale de TotalÉnergies.
© NnoMan Cadoret/Reporterre

Vous parlez de culpabilité militante, qui est très présente, notamment dans les mouvements écologistes. Comment s’en détacher ?

En ayant étudié le discours religieux chrétien, j’ai l’impression de voir beaucoup de points communs. Ce modèle du fidèle obsédé par sa morale personnelle, son idée d’être sans tâche, parfait, digne du paradis. J’ai l’impression qu’on a transposé ça aujourd’hui. Il faudrait être l’écolo parfaite.

On oublie que dans un milieu capitaliste, avec une culture de la consommation qui nous environne depuis qu’on est enfant, ce n’est pas vraiment possible. On subit les choix des industriels. Notre marge de manœuvre au bout de la chaîne de production est toute petite. L’énergie qu’on met à engueuler quelqu’un qui a acheté une bouteille en plastique, il vaudrait mieux la mettre dans la contestation des entreprises qui fabriquent le plastique.

Vous critiquez aussi les petits gestes, estimant que cela distrait les gens d’une contestation plus radicale du système.

On est renvoyés à notre impuissance, au fait que nous sommes de simples citoyens face à des géants des multinationales. On peut se sentir facilement écrasés. On peut préférer l’illusion d’avoir une marge de manœuvre grâce à notre pouvoir d’achat. Ces petits gestes ne sont pas à mépriser mais je pense qu’ils relèvent plutôt de la qualité de vie. On les fait parce que c’est plus agréable de se sentir dans un rapport plus sain à son environnement. Après, il ne faut pas se faire d’illusion sur leur portée.

S’il n’y a pas de régulation politique stricte, on n’y arrivera jamais. Parce que d’un côté, on nous dit de moins prendre l’avion. Mais de l’autre, il reste cette norme sociale de poster ses photos de vacances à l’autre bout du monde. Il y a une grosse dissonance cognitive.

Avez-vous arrêté de culpabiliser ?

Non, la preuve, je n’ose pas me définir comme écolo parce que j’ai l’impression que je ne m’estime pas digne de cette étiquette (rires). Mais ce livre m’a clarifié les idées et m’a fait beaucoup de bien. Après, évidemment, cela ne résout pas tout puisque je parlais de la culpabilisation comme une atmosphère environnante dépréciative. Cette atmosphère est toujours là.


© Cha Gonzalez / Reporterre

Résister à la culpabilisation, de Mona Chollet, aux éditions La Découverte, septembre 2024, 272 p., 20 euros.



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *