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Le néopaysan Mathieu Yon, installé dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court, est chroniqueur pour Reporterre. |
Depuis que je suis maraîcher et que je milite, je me bats pour améliorer la condition paysanne, que ce soit à la Confédération paysanne ou avec le collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation. Malgré les joies partagées et les avancées, il m’arrive de douter des stratégies employées. J’entends parler de « milieux », de « groupes » et de « collectifs », comme si l’objectif était de reconstituer des îlots de résistance et des marges.
Je comprends ce besoin de fabriquer des refuges, face à l’incendie du monde qui ne cesse de s’étendre. Mais cela produit une sorte d’effet collatéral, probablement involontaire. Le capital culturel requis, pour s’investir dans ces « groupes » et ces « collectifs », réduit peu à peu leur diversité sociale et politique.
Personne à gauche ne revendique l’entre-soi, mais les faits sont têtus. Quelles sont ces barrières invisibles que les militants n’osent plus franchir ? Pour les enjamber à nouveau, il faudrait repenser la notion de « radicalité », et la placer au niveau des convictions, pas des relations.
Si personne dans mon entourage ne vote à l’extrême droite, comment serais-je en mesure de comprendre ce vote ? Nos existences s’organisent socialement pour côtoyer le même, pour rencontrer les mêmes. Cette recherche d’un « confort cognitif » s’applique à toutes les classes de la société. Mais c’est le devoir de la gauche de ne pas s’y soumettre.
Quelles seraient les voies pour sortir de notre enfermement social ?
Il faudrait inventer des manières de quitter l’entre-soi : monter des actions contre le Mercosur avec l’ensemble des syndicats agricoles, imaginer des luttes forestières qui incluraient des chasseurs et des naturalistes… À bien y regarder, il existe des luttes objectives sur lesquelles se rassembler. Pour les mener à bien, il faut, comme l’écrivait la philosophe Simone Weil, « supporter la contradiction entre l’imagination et le fait ». Si la contradiction devient insupportable, ce n’est pas un signe de radicalité, plutôt celui d’un déni. Quelles seraient les voies pour sortir de notre enfermement social ?
J’ai souvent été surpris par la méconnaissance entre les milieux militants et agricoles, chacun renvoyant à l’autre une image qui n’existe pas. Un céréalier travaillant sur une centaine d’hectares, qui cultive et irrigue du maïs dans son assolement, sera la bête noire des militants écologistes. Pour ne pas l’envisager comme un ennemi, certains pourront le considérer comme une victime du système agro-industriel. Cette représentation me dérange, car elle ne prend pas en compte l’autre dans sa complexité, ni la manière dont il se perçoit.
Que faire, lorsque ce céréalier n’est ni un salaud, ni un industriel, ni un capitaliste, et qu’il a fait le choix de reprendre les parcelles de son oncle et de s’agrandir ? Que faire, lorsque les agriculteurs ne se sentent pas broyés par le système capitaliste, et veulent seulement continuer d’exister ?
Je suis maraîcher bio sur 1 hectare, et par ce simple fait, je serais le « bon agriculteur », celui qui se trouve du côté de l’écologie. Je refuse cette distinction. Je la refuse parce qu’elle me place en dehors de ma condition sociale, à la marge. Il paraît que cette marge donne de la hauteur. Pas assez semble-t-il, pour observer que l’ensemble de la condition paysanne est devenue socialement marginale, et non telle ou telle manière d’exercer le métier. Je rappelle que les exploitants agricoles représentent moins de 1,6 % de la population active. À la marge de la marge, il reste des miettes, et un émiettement des luttes.
En finir avec cette écologie de la distinction sociale
C’est pourquoi la convergence des luttes doit se situer à l’intérieur de la condition paysanne, avec toute la diversité de ses opinions. L’enjeu est social, mais aussi politique. C’est une manière de transgresser le même, de désobéir à l’identique. De quitter l’entre-soi. Cette stratégie, si elle était mise en place, serait un pied de nez à l’extrême droite.
La situation exige des révoltés de la reproduction sociale et des traîtres de l’entre-soi. Il faut travailler matin, midi et soir pour s’arracher à la distinction. Par où commencer ? Si une lutte pour des terres agricoles ne rassemble pas Les Soulèvements de la Terre, la Confédération paysanne et des adhérents de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA), alors le compte n’y est pas. Si cette proposition vous semble impossible, choquante ou même scandaleuse, cher lecteur, chère lectrice : c’est le signe qu’il reste du chemin à parcourir, ou une volonté de maintenir la distinction sociale.
« Il faut recréer les conditions d’un dialogue »
Pendant les soulèvements agricoles du début de l’année 2024, je me suis rendu sur les barrages des autres syndicats. L’accueil tournait parfois au vinaigre, lorsqu’on apprenait que j’étais à la Confédération paysanne. Pour moi, ce n’était pas le signe que nous n’avions plus rien à nous dire, mais qu’il fallait recréer les conditions d’un dialogue, même si cela dérange, même si c’est laborieux.
C’est ce que j’appelle « trahir l’entre-soi ». C’est ma manière d’être de gauche. Pour couper l’herbe sous le pied à l’extrême droite et réinventer des luttes, il faut en finir avec cette écologie de la distinction sociale. Si, dans les semaines à venir, de nouveaux barrages agricoles se forment, nous pourrions imaginer des cantines collectives ravitaillant « ceux de l’autre camp » ?
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