Derrière les manifestations agricoles, « un combat de coqs » entre syndicats


C’est l’éléphant au milieu du barrage routier. Depuis lundi 19 novembre, les agriculteurs sont remontés sur leurs tracteurs. En ligne de mire : l’accord UE-Mercosur, des normes jugées trop contraignantes et des difficultés économiques récurrentes. Mais un enjeu — pourtant crucial — reste absent des discours syndicaux : les élections pour les chambres d’agriculture, prévues en janvier 2025.

« Tout le monde a cette échéance en tête, confirme Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne, seule organisation à avoir répondu à nos sollicitations. Ces manifestations donnent un peu l’impression d’un combat de coqs entre la FNSEA et la Coordination rurale. » Ainsi, pour la syndicaliste, il s’agirait de « savoir qui obtiendra le plus de victoires, qui mobilisera le plus de personnes sur le terrain », et ce au détriment « d’avancées structurelles pour les fermes ».

« Contrôler les chambres, c’est parler au nom de l’ensemble des agriculteurs »

C’est que la conquête des chambres d’agriculture constitue « un énorme enjeu » pour les syndicats, selon le chercheur Sylvain Brunier. « D’un point de vue politique et symbolique, contrôler les chambres, c’est parler au nom de l’ensemble des agriculteurs », précise-t-il. Et ce d’autant plus que le scrutin, avec une « prime majoritaire » favorise fortement les organisations arrivées en tête.

Explication : sur les dix-huit sièges en jeu dans chaque chambre [1], la moitié est d’emblée attribuée à la liste qui arrive première. Les autres sièges sont ensuite répartis à la proportionnelle, en fonction du nombre de voix. Une liste qui, par exemple, arriverait en tête dans une chambre avec 50 % des voix remporterait 75 % des sièges.

Grâce à ce mode de scrutin, lors des dernières élections en 2019, les listes FNSEAJA avaient obtenu 55 % des voix, mais pris la direction de près de 95 % des chambres. À l’inverse, la Confédération paysanne, malgré un score de 20 % des voix (soit un agriculteur sur cinq) n’a remporté in fine qu’une seule instance consulaire, celle de Mayotte.

« Un verrouillage complet du système »

« Ça entraîne un verrouillage complet du système, tempête Laurence Marandola. Même en faisant 20 %, on n’est pas présents au bureau des chambres, et donc on n’est pas associés aux décisions financières, ni aux orientations techniques. » Le syndicat minoritaire bataille auprès du gouvernement pour obtenir une évolution du mode de scrutin. Sans succès pour le moment.

Sylvain Brunier nuance pour sa part la prépondérance de ces institutions centenaires. « Elles ont été des organismes pivots dans la mise en œuvre des politiques de modernisation dans les années 1960, mais elles ont ensuite connu une crise de leur financement, indique le sociologue. Aujourd’hui, le conseil technique privé a pris beaucoup de place, et les chambres ont une place moindre dans l’accompagnement des agriculteurs. » En clair, les coopératives agricoles et les industries agroalimentaires pèsent désormais très fortement dans la définition de notre modèle agricole.

14 millions d’euros à se répartir

Au-delà du contrôle consulaire, les élections de janvier sont aussi une histoire de gros sous. Les syndicats reçoivent des fonds publics — une enveloppe de 14 millions d’euros par an au total — en fonction de leurs scores. 75 % des dotations sont versées proportionnellement au nombre de voix obtenues par chaque organisation syndicale, et le reste est réparti en proportion du nombre de sièges détenus.

Enfin, les résultats électoraux ouvrent potentiellement les portes d’autres institutions essentielles, comme les Safer — en charge de la gestion du foncier — ou les comités de bassin, sur la question du partage de l’eau. Il faut pour cela que le syndicat soit « représentatif », autrement dit qu’il réunisse au moins 10 % des voix.

« C’est comme si on montait sur la balance tous les six ans »

« L’élection est donc extrêmement importante pour nous, résume Laurence Marandola. Grosso modo, c’est comme si on montait sur la balance tous les six ans pour savoir combien on pèse. » Et même si « les dés sont en partie pipés » selon la paysanne, le scrutin esquisse « le projet agricole et de société » de la prochaine décennie.

Car chaque syndicat porte une vision singulière pour l’agriculture française. Lors de sa conférence de presse de rentrée, en septembre dernier, la Coordination rurale présentait le vote comme un « référendum sur le modèle agricole », selon les propos de sa porte-parole, Véronique le Floc’h.

« La forteresse FNSEA tremble un peu dans pas mal de départements »

D’après elle, la FNSEA défendrait ainsi « un modèle qui domine dans l’influence sur l’agriculture mais qui n’assume pas son rôle de contre-pouvoir en faveur des agriculteurs car ils défendent plusieurs maillons des filières en même temps », tandis que la Confédération paysanne s’opposerait « à une agriculture qui a besoin d’eau ».

Que pourrait donner le scrutin de janvier ? Chaque organisation affiche ses ambitions. Mais « on sent que la forteresse FNSEA tremble un peu dans pas mal de départements », remarque Laurence Marandola. Un constat corroboré par Sylvain Brunier : « Lors des mobilisations du début d’année, le syndicat a été débordé par sa base, observe-t-il. La FNSEA reste bien installée, mais il y a une inquiétude réelle quant à la suite. En tous cas une vraie incertitude. » D’où, avec ces remobilisations automnales, une volonté de « prendre les devants, imagine le chercheur, afin de se poser en opposant principal ».

Un effritement du syndicat majoritaire qui pourrait profiter… à la Coordination rurale. « En un an, tout a changé. Nous incarnons désormais une vision majoritaire de notre profession », s’est enflammé Christian Convers, secrétaire général, en ouverture du congrès de l’organisation agricole, le 19 novembre. Majoritaire dans seulement trois chambres d’agriculture actuellement, le deuxième syndicat pourrait en obtenir une dizaine en janvier, rapporte le média Contexte.


Les élections pour les chambres d’agriculture, mode d’emploi

En janvier 2025, 2,2 millions de personnes inscrites (chefs d’exploitation, salariés agricoles, retraités…) éliront les membres des 88 chambres d’agriculture départementales, interdépartementales, territoriales et 2 chambres d’agriculture de région (Île-de-France et Corse). Les différents syndicats agricoles déposent des listes de candidats, notamment pour le collège « chefs d’exploitation », le plus important.

Lors des dernières élections, en 2019, quatre syndicats avaient dépassé les 10 %.

  • La FNSEA, syndicat majoritaire, qui prône une agriculture productiviste, intensive et mécanisée, conquérante sur les marchés français et à l’étranger.
  • Les Jeunes agriculteurs, syndicat agricole lié à la FNSEA, représentant les intérêts des agriculteurs de moins de 38 ans.
  • La Coordination rurale, qui défend le protectionnisme et une vision identitaire des paysans.
  • La Confédération paysanne, qui s’oppose au libéralisme et au productivisme agricole.

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