En 1982, Michèle Manceaux, journaliste et amie de Marguerite Duras, dialogue avec le dernier compagnon de celle-ci : Yann Lemée, dit Yann Andréa (1). Au moment de ces entretiens enregistrés, Yann Andréa n’avait pas encore fait publier les livres qui le feront connaître : M. D. (Minuit, 1983) et Cet amour-là (Pauvert, 1999, reparu en 2016 et 2022). C’est ici de sa fascination qu’il témoigne : « Cette espèce de domination qu’elle exerce sur moi, elle est passée carrément au niveau du corps. » Ils ont quarante d’écart, et ce qu’exige « Marguerite », c’est qu’il cède sur tous ses désirs : « Vous n’êtes pas homosexuel » ; « La pédérastie [sic], c’est rien » ; « Je veux vous décréer, pour vous créer. » De ces propos, de cette relation (« Je vous aime, tais-toi »), Claire Simon tirera un long-métrage fidèle au matériau qu’il adapte, porté par les interprétations d’Emmanuelle Devos et de Swann Arlaud (2). Vous ne désirez que moi approfondit ainsi quelques obsessions durassiennes, notamment le leurre de la passion, et déploie un art consommé du plan-séquence, tandis que de riches inserts de l’œuvre de Duras — extraits de films ou archives — offrent d’étonnants échos.
Duras fut aussi une cinéaste… tout en déclarant se défier de l’image : « Je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma », écrit-elle dans Les Yeux verts (Les Cahiers du cinéma, 1980). Jean-Luc Godard aura toute sa vie eu un amour combatif de la littérature. Ils se rencontrent pour trois Dialogues (3) : en 1979, à l’occasion du tournage de Sauve qui peut (la vie) ; en 1980, autour d’un projet de film sur l’inceste ; en 1987, lors d’un entretien organisé par l’écrivaine Colette Fellous pour l’émission de télévision « Océaniques » (4). Ce dernier aura un retentissement certain et connaîtra plusieurs adaptations, y compris récentes, pour la scène. « En général, je trouve que toutes les images ou presque gênent le texte », dit Duras. « Nous sommes un peu comme des frères ennemis, je trouve, parce que moi, à tort peut-être, j’ai la haine de l’écriture. Pas de l’écriture en elle-même, mais du moment où elle vient, elle est tout le temps-là », dit Godard. « Je ne comprenais rien à ce qu’il me disait… Il ne comprenait rien à ce que je lui disais (…), mais peu importe, ça fait un entretien », précisait Duras. Exactement.
C’est un aspect rarement mis en avant, sa disposition théoricienne, qu’interroge Simona Crippa (5). Elle en dégage deux manifestations : d’une part, dès 1945, une aventure publique et une expérience de la communauté, découlant de l’intérêt, partagé par ce qui fut appelé le groupe de la rue Saint-Benoît — Duras, Denys Mascolo, Robert Antelme en étant le noyau dur — pour ce que Mascolo nommera « communisme de pensée » ; d’autre part, une participation en solitaire aux grands débats des décennies 1960-1980 : la mise en cause du réalisme balzacien ou de la force référentielle du récit, notamment. Une dernière partie aborde ce « pli critique que prend toute littérature réflexive », lorsque la création se met à l’épreuve du miroir. Il s’agit bien chez Duras de théorie non systémique, comme si théorie et pratique étaient « musicalisées, résonnant l’une pour l’autre dans un continuum poétique »…
(1) Yann Andréa et Michèle Manceaux Je voudrais parler de Duras, Pauvert, Paris, 2016, réédition 2022 ; édition de poche : Points, 2021, 120 pages, 13 euros.
(2) Claire Simon, Vous ne désirez que moi, 2022, DVD, 95 minutes, 26 euros.
(3) Marguerite Duras et Jean-Luc Godard, Dialogues, introduction, notes et postface de Cyril Béghin, Post Éditions, Paris, 2014, réédition 2021, 168 pages, 14 euros.
(4) Colette Fellous a consacré à Duras un récit revenant sur des « moments modestes » : des répétitions de la pièce L’Éden Cinéma au théâtre Renaud-Barrault, dans les années 1970, à ses derniers jours : Le Petit Foulard de Marguerite D., Gallimard, Paris, 2022, 112 pages, 14 euros.
(5) Simona Crippa, Marguerite Duras. La tentation du théorique, Classiques Garnier, Paris, 2021, 520 pages, 39 euros.