Le 1er avril 2025, la notion de non-consentement a été introduite dans la définition pénale du viol et des agressions sexuelles. C’est l’occasion de rappeler que contrairement aux idées reçues, les violeurs ne sont pas des psychopathes tapis dans l’ombre mais des hommes parfaitement intégrés à la société. Ils peuvent même être drôles, sympathiques, généreux, attendrissants. Il est temps d’affronter la réalité : la culture du viol est partout, et c’est précisément ce qui la rend si insidieuse.
Dès lors que l’on dénonce des violences sexuelles et leur ampleur dans la société, un argument revient systématiquement : « Not all men ». « Tous les hommes ne sont pas comme ça » ; « JE ne suis pas comme ça » ; « JE ne me reconnais pas dans ces hommes » ; « Les violeurs sont des déviants, ce ne sont pas des hommes normaux, comme moi » etc.
Pourtant, la réalité est tout autre. Les agresseurs sexuels ne sont pas des êtres marginaux, isolés de la société. Ce sont, la plupart du temps, des individus parfaitement intégrés : des voisins, des collègues, des amis, des membres de la famille, son conjoint, son frère, son père. La culture du viol, omniprésente dans notre quotidien, contribue à cette banalisation du mal.
« Not all men » : déshumanisation des victimes et déni du problème systémique
La réaction du Not all men est non seulement réductrice, mais elle contribue également à déshumaniser les victimes de violences sexuelles et à minimiser l’ampleur du problème. En se défendant personnellement, les hommes qui utilisent cet argument détournent l’attention des souffrances des victimes pour la recentrer sur leur propre inconfort.
Un cri de l’ego mal placé qui nie l’expérience vécue par des personnes qui ont vécu les violences et les réduit au silence, en leur faisant comprendre que leur douleur est moins importante que l’image que les hommes veulent projeter d’eux-mêmes. En insistant sur le fait que tous les hommes ne sont pas des agresseurs, on occulte la réalité systémique de la culture du viol, qui est profondément enracinée dans nos institutions, nos discours et nos comportements quotidiens. Parmi eux, combien respectent le consentement qui doit être libre, éclairé, spécifique, préalable, révocable ?
Cette négation systématique empêche ainsi toute discussion constructive sur les moyens de prévenir et de combattre les violences sexuelles, et perpétue un climat où les victimes hésitent à parler, de peur de ne pas être crues ou d’être confrontées à des réactions hostiles. Somme toute, le Not all men n’est rien d’autre qu’une forme de déni qui entrave la reconnaissance des victimes et freine les efforts nécessaires pour éradiquer cette violence insidieuse.
Plutôt que de chercher à se démarquer individuellement des violeurs, la véritable question est de savoir comment agir collectivement pour déconstruire la culture du viol et mettre un terme à ces violences. Les hommes ont tous un rôle essentiel à jouer : écouter et croire les victimes (au lieu de minimiser leurs témoignages, de chercher des excuses aux agresseurs, ou se disculper individuellement) remettre en question les comportements sexistes (que ce soit dans leur entourage, dans les médias ou dans l’espace public) et s’engager activement en dénonçant les propos ou attitudes qui participent à la culture du viol, plutôt que de rester passifs par peur de briser la solidarité masculine.
Il ne s’agit pas de généraliser ni de culpabiliser l’ensemble des hommes, mais de montrer qu’on évolue tous et toutes dans cette même société qui conditionne nos comportements, qu’on le veuille ou non. Parce que si les hommes ne sont évidemment pas tous des agresseurs, tous ont le pouvoir d’agir contre un système qui les avantage et réduit les violences sexuelles à des actes isolés.
L’instrumentalisation raciste du viol
Un des mythes les plus tenaces est celui du violeur perçu comme un monstre marginal, aisément identifiable par son apparence ou son comportement déviant. Une représentation complètement biaisée, évidemment exploitée par l’extrême droite et son féminisme de façade, dans le seul but de stigmatiser les personnes racisées, les désignant comme principaux responsables des violences sexuelles. Pourtant, les données contredisent cette vision simpliste et erronée.
Il est important avant tout de déconstruire l’amalgame entre immigration et criminalité sexuelle. Les statistiques montrent que, contrairement aux idées reçues, les personnes étrangères ne sont pas surreprésentés parmi les auteurs de viols. Par exemple, en France, les personnes étrangères ne représentent que 14 % des mises en cause pour viol. Cette réalité souligne que les violences sexuelles sont avant tout une problématique liée à la misogynie et à la culture du viol, profondément ancrées dans la société, indépendamment des origines des agresseurs.
On sait aujourd’hui que la majorité des violeurs sont des hommes ordinaires, intégrés dans la société : collègues, amis, voisins, pères de famille. Selon un rapport publié en 2018, dans 91 % des cas de viols ou tentatives de viols, l’agresseur est une personne connue de la victime.
Les violeurs ne sont pas des hommes marginaux
L’affaire des viols de Mazan illustre de manière saisissante cette banalité du mal. Pendant 10 ans, Dominique Pelicot a drogué son épouse, Gisèle Pelicot, à son insu, permettant à des dizaines d’hommes de la violer pendant qu’elle était inconsciente. Ces hommes, âgés de 26 à 74 ans, provenaient de divers horizons professionnels, souvent avec des familles, et en apparence sans histoire, montrant que les agresseurs peuvent être des individus apparemment ordinaires et parfaitement intégrés socialement.
Malgré les preuves accablantes, le procès des violeurs s’est, à plusieurs reprises, transformé en procès de la victime elle-même. Gisèle Pelicot a dû faire face à des accusations odieuses et à une constante remise en question de sa parole, reflétant cette tendance sociétale à culpabiliser les victimes plutôt qu’à condamner fermement les agresseurs. Le procès a finalement abouti à la condamnation de Dominique Pelicot à vingt ans de réclusion criminelle, tandis que les autres accusés ont reçu des peines allant de trois à quinze ans. Cependant, si les accusations ont cette fois abouti, ce n’est généralement pas le cas dans les affaires de violences sexuelles.
Le plus alarmant est que nombre d’agresseurs ne se considèrent pas eux-mêmes comme tels. La culture du viol permet à des hommes de commettre des violences sexuelles sans jamais se percevoir comme des criminels. Il a suffi de voir l’attitude abjecte de la majorité des accusés lors du procès des viols de Mazan pour constater l’ampleur du désastre. En fin de compte, le problème n’est pas l’existence d’individus déviants, mais un système qui banalise et permet ces actes.
Violences sexuelles : une impunité historique
Pendant des siècles, le viol a été considéré comme un crime contre l’honneur de la famille plutôt qu’une atteinte aux droits de la victime. En France, il a fallu attendre 1990 pour que le viol conjugal soit officiellement reconnu par la Cour de cassation, alors qu’auparavant, les relations sexuelles forcées dans le cadre du mariage étaient implicitement tolérées. Ce retard juridique illustre la difficulté à reconnaître pleinement les violences sexuelles comme des crimes graves et autonomes.
Si des avancées législatives ont été réalisées, la réalité judiciaire reste alarmante. Parmi les plaintes déposées, très peu aboutissent à une condamnation et la grande majorité des violeurs ne sont jamais condamnés : seul un infime pourcentage des plaintes aboutit à une condamnation effective. En France, 86 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite. Plus précisément, pour les affaires de viols, le pourcentage augmente jusqu’à 94 %. Et le taux de plainte pour viol demeure extrêmement faible : les victimes qui osent saisir la justice sont très minoritaires, découragées par la peur de ne pas être crues, la honte ou la lourdeur des procédures. Mais aussi parce que la loi n’est pas suffisamment protectrice. En 2020, seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viol auraient donné lieu à une condamnation. Des chiffres qui font froid dans le dos.
Certaines facettes du système judiciaire, ainsi que les mythes qu’il porte, contribuent énormément à cette impunité. Tout d’abord, le problème de l’exigence de preuves matérielles : la justice repose souvent sur des éléments concrets (certificat médical, traces ADN), alors que la majorité des agressions ne laissent pas de marques visibles et qu’il est difficile de prouver l’absence de consentement. D’autre part, la parole des victimes est constamment remise en cause (même dans le cas d’un procès comme celui des viols de Mazan, où des vidéos des viols, preuves matérielles irréfutables, ont été diffusées lors du procès).
Leur comportement, leur tenue ou leur passé sexuel sont souvent scrutés pour discréditer leur parole, comme si elles devaient prouver qu’elle étaient des « victimes irréprochables ». Et l’image du viol commis par un inconnu dans une ruelle sombre, avec usage de la force, persiste malgré les données actuelles qui montrent qu’il ne s’agit que d’une minorité de cas, et nuit immensément à la reconnaissance des agressions où la contrainte peut être plus insidieuse (menaces, état d’ivresse, pression psychologique etc).
La banalité du mal : des violeurs ordinaires dans un système permissif
Hannah Arendt, dans son analyse du procès d’Adolf Eichmann, a forgé le concept de « banalité du mal » pour décrire comment des individus ordinaires, sans être animés par une cruauté exceptionnelle, peuvent commettre des actes monstrueux en se conformant aux normes et structures en place. Ce concept s’applique de manière glaçante aux violences sexuelles : les violeurs ne sont pas des monstres inhumains, mais bien souvent des hommes « normaux », intégrés socialement, qui évoluent dans un cadre où leur comportement est toléré, excusé, voire encouragé.
La culture du viol permet cette normalisation en façonnant une perception biaisée du consentement et des relations de pouvoir. Dans cette logique, les violences sexuelles ne sont pas le fait de psychopathes isolés, mais de personnes qui ont intégré et reproduit des comportements toxiques notamment la domination masculine qui inculque aux hommes qu’ils ont un droit sur le corps des femmes. Ces dernières sont objectifiées, réduites à des rôles de services sexuels et affectifs, et non considérées comme des individus à part entière.
Cette réalité souligne une responsabilité collective : les viols ne sont pas seulement une addition d’actes individuels, mais le symptôme d’un système permissif qui banalise ces violences. Tant que les blagues sexistes, le harcèlement ou la minimisation des agressions seront tolérés, les violences sexuelles continueront d’être perpétuées, non pas par des « monstres », mais par des Monsieur-tout-le-monde qui ne perçoivent pas la gravité de leurs actes.
L’omniprésence de la culture du viol
La culture du viol est un fléau qui imprègne toutes les sphères de notre société. Elle normalise les violences sexuelles, déshumanise les victimes et entrave les efforts de lutte pour l’égalité et la justice. Insidieuse, elle s’exprime sous différentes formes : des blagues sexistes aux remarques dégradantes, en passant par la minimisation des agressions et la culpabilisation des victimes. Dès qu’une femme ose dénoncer des violences sexuelles, une mécanique bien huilée se met en place pour discréditer sa parole : « Elle ment. », « Elle l’a bien cherché. », « Les garçons seront toujours des garçons. » Autant de phrases qui reviennent systématiquement et illustrent une tolérance latente envers ces crimes.
Rien qu’en observant les réactions face à une simple bande dessinée sur le consentement – où des centaines de commentaires profondément misogynes ont fusé –, on mesure à quel point cette culture est enracinée. Elle repose sur des stéréotypes, des injonctions et une impunité qui, ensemble, créent un terrain favorable aux violences sexuelles. À ce sujet, n’hésitez pas (re)lire notre article Misogynie en ligne : terrain d’une culture du viol 2.0.
Les mécanismes de la culture du viol
La culture du viol s’exprime par des phénomènes divers, en commençant par les stéréotypes de genre qui font percevoir les femmes comme passives, séductrices ou manipulatrices, tandis que les hommes sont considérés comme agressifs, dominateurs et incapables de contrôler leurs pulsions.
Des clichés qui légitiment les comportements violents et invisibilisent les discours sur le consentement. C’est l’injonction à la virilité, cette pression exercée sur les hommes par la société pour qu’ils soient forts, dominants et sexuellement actifs qui finit par en pousser certains à adopter des comportements agressifs envers les femmes, par peur notamment d’être perçus comme faibles.
En parallèle, la culpabilisation des victimes et immense : on ne cesse de remettre en question leur parole, on les accuse d’exagérer, de mentir, ou encore de provoquer leurs agresseurs par leur comportement ou leur tenue vestimentaire. S’il y a eu des évolutions de ce point de vue là, l’impunité des agresseurs reste énorme. Peu de poursuites judiciaires, des peines clémentes, des faits minimisés par les autorités… Le tout contribuant à dissuader les victimes de parler et encourageant les agresseurs à récidiver.
La culture du viol dans les différentes sphères de la société
La culture du viol est absolument partout, y compris au sein de la famille, qui devrait normalement être un espace sécurisant. Elle est pourtant le berceau de nombreuses violences : conjugales, sexuelles, abus sur mineurs et incestes. Ces réalités, encore largement taboues, sont trop souvent étouffées par peur du scandale ou pour protéger les agresseurs, au détriment des victimes.
L’éducation est aussi imprégnée des violences sexuelles, du primaire jusqu’à l’université. Harcèlement sexuel, agressions lors de soirées étudiantes… ces violences sont fréquentes, tandis que les victimes peinent à obtenir un réel soutien. Selon une enquête de 2023, près de 40 % des jeunes femmes françaises ont subi une forme de violence sexiste ou sexuelle au sein de leur établissement scolaire.
Le milieu professionnel n’est guère plus protecteur : harcèlement sexuel, agressions commises par des supérieurs hiérarchiques et impunité généralisée y sont monnaie courante, laissant les victimes démunies face à un système défaillant. Selon une enquête de 2016 de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), 23 % des femmes ont déclaré avoir été victimes de harcèlement sexuel au travail au cours de leur vie.
Les médias et la culture populaire jouent un rôle clé dans la perpétuation de ces normes oppressives. Par exemple, Lolita de Nabokov, reconnu comme un « chef-d’œuvre de la littérature moderne », est souvent présenté comme une histoire d’amour alors qu’il s’agit d’un récit de prédation pédocriminelle. D’autre part, de nombreuses œuvres très populaires glorifient l’insistance et le refus du « non » comme une forme de séduction, légitimant ainsi des comportements problématiques. James Bond, Autant en emporte le vent, La Belle et la Bête… Autant d’histoires qui banalisent des dynamiques toxiques sous couvert de romantisme. Même des sagas cultes comme Star Wars ont contribué à normaliser certaines attitudes, comme la fameuse scène où Han Solo force un baiser à Leia malgré ses protestations.
Au-delà de la fiction, la télévision reste un puissant vecteur de misogynie. La récente polémique autour des comportements sexistes d’Arthur, animateur de l’émission À prendre ou à laisser, en est une illustration frappante. Des vidéos des années 2000, récemment remises en lumière sur les réseaux sociaux, montrent notamment Arthur embrasser une candidate par surprise ou déclarer à une autre : « Plus tu me résistes, plus je te dompterai », alors que la gêne des participantes est évidente. Plutôt que de reconnaître la gravité de ces attitudes et de présenter des excuses, l’animateur a préféré minimiser les faits en invoquant l’argument du « c’était une autre époque ». Il a même demandé à la justice de contraindre les plateformes X et Meta à supprimer ces vidéos, cherchant ainsi à effacer toute trace de ces séquences embarrassantes plutôt que d’en assumer la responsabilité.
Quant au système policier et judiciaire, loin d’être un rempart contre ces violences comme nous l’avons vu précédemment, il est gangrené par des préjugés sexistes et de nombreux obstacles empêchant les victimes d’obtenir justice. Le manque de formation des professionnels sur les violences sexuelles est effarant et renforce encore ces défaillances, laissant nombre d’agresseurs impunis.
In fine, que nous le voulions ou non, nous avons tous et toutes intériorisé les stéréotypes sexistes véhiculés par notre société. On rit d’une blague dégradante, on minimise une remarque déplacée, sans toujours mesurer leur impact sur la perception des violences sexuelles. Ces réflexes conditionnés participent à la banalisation des comportements oppressifs et au silence qui entoure les agressions. Se détacher de ces stéréotypes demande un effort conscient, un travail de déconstruction qui commence avant tout par une reconnaissance du problème.
Mais prendre conscience ne suffit pas. Changer les mentalités et lutter efficacement contre la culture du viol exigent une action collective : éduquer dès le plus jeune âge au respect et au consentement, refuser l’indifférence face aux comportements sexistes, soutenir les victimes, et exiger des réformes profondes, tant au sein du système judiciaire que dans les milieux éducatif et professionnel. Tant que la société tolérera ces violences, elles persisteront. Il ne tient qu’à nous de refuser cette fatalité et de bâtir un monde où elles n’ont plus leur place.
– Elena Meilune
Photographie de couverture : Reportage de Tiphaine Blot / manifestation contre les violences sexistes et sexuelles à Paris le 23 novembre 2024