
Loin de n’être qu’un simple divertissement, la SF permet d’employer une créativité unique pour imaginer des futurs utopiques ou dystopiques, mais aussi pour imager les injustices du présent. Décryptage d’un genre qui défend les opprimés.
Alors que d’un côté, les bénéfices 2024 et dividendes 2025 du CAC40 sont au plus haut – boostés par les dépenses militaires, et que de l’autre la pauvreté repart à la hausse en France depuis plus de 20 ans, tout porte à croire que la lutte des classes, un temps amoindrie par les trente glorieuses et quelques avancées sociales et sociétales d’envergure, a encore de trop nombreux jours devant elle.
Genre littéraire et cinématographique engagé, la Science-fiction (SF), d’abord boudée puis considérée comme un genre en pleine expansion où le pire comme le meilleur de la société peut s’objectiver, est un vecteur de critiques sociales propice à illustrer la guerre des classes, sur terre ou ailleurs, entre fractures sociales liées à l’emploi ou au territoire.

Des dystopies comme reflet de notre réalité
1. Silo
Si vous n’avez pas vu la magistrale série Silo, adaptée de l’œuvre de science-fiction écrite par Hugh Howey, elle est un parfait exemple d’illustration verticale de la lutte des classes au sein de nos sociétés.
Tout en bas se trouvent les mécaniciens, au milieu les couches intermédiaires ; enfin ceux du haut, qui concentrent le pouvoir, la police et le département IT. Le fonctionnement du silo repose sur les mécaniciens, pourtant blâmés de tous les maux.
[Spoiler alert] : quand tout va mal au sein du silo, le « pacte », livre saint qui décrit la conduite à adopter en cas de problème, annonce clairement la couleur politique de ceux du haut : « blâmez les mécaniciens », peut-on y lire, en véritable reflet de notre oligarchie ploutocrate, qui n’hésite pas à blâmer les minorités fragilisées ou une partie des pauvres pour les détourner des réelles causes de cette ségrégation violente : l’accaparement des richesses par ceux qui sont en haut de l’échiquier. Pourtant, les mécaniciens ont, comme dans notre monde, la possibilité, mise en oeuvre dans la série, de bloquer tout le pays, en arrêtant de travailler et en mettant en défaut le fonctionnement de notre économie.
2. Snowpiercer
Verticalement cette fois, la série Snowpiercer, basée sur le roman graphique français Le Transperceneige, présente une allégorie frappante de la stratification sociale. Dans un monde glacé, les derniers survivants de l’humanité sont confinés dans un train en perpétuel mouvement. Les wagons de tête abritent l’élite dans un luxe obscène, tandis que la queue du train est le théâtre de la misère et de l’exploitation des classes inférieures. Cette métaphore mobile de notre société de classes ne pourrait être plus explicite, où l’on pourrait, par exemple, mettre en perspective les passagers d’un train versus ceux qui vivent au sein même des gares et ceux qui y travaillent.
3. Elysium
Dans un style plus space opera (sous-genre de la science-fiction), on peut citer le film Elysium de Neill Blomkamp, dans lequel une élite vit dans une station spatiale luxueuse tandis que le reste de l’humanité survit sur une Terre polluée et surpeuplée.
On y retrouve un héros « picaresque », qui vient du bas et tente de gravir l’échelle sociale : Max, ancien délinquant, qui travaille dans une usine de fabrication de droïdes, et dont la vie est marquée par des conditions difficiles et une absence d’espoir. Malade suite à un accident de travail, il veut rejoindre Elysium, où les maladies peuvent être guéries grâce à des technologies avancées. Désespéré par ses maigres chances de survie, il accepte une mission risquée : voler des données cruciales implantées dans le cerveau d’un riche élyséen, en échange de quoi il obtient un accès clandestin à Elysium pour se soigner.
Cette ségrégation spatiale extrême n’est qu’une exagération de la gentrification et de la ségrégation urbaine que nous observons déjà dans nos métropoles, voire des différences d’accès à la santé qui donne aux riches 13 ans de vie supplémentaires en France.
Le protagoniste, Max, incarne la lutte du prolétariat pour accéder aux ressources et aux soins médicaux réservés aux plus riches de – par exemple – l’État américain actuel, pour n’en citer qu’un. Telle est finalement l’une des missions de la SF, comme le dit Alain Damasio :
« La science-fiction ne doit pas seulement anticiper, mais aussi dénoncer les injustices sociales actuelles en imaginant des alternatives radicales. »
Ultra capitalisme de surveillance
1. Les Furtifs
Le pouvoir destructeur et aliénant des multinationales est un autre thème central de la science-fiction contemporaine. Dans le roman Les Furtifs d’Alain Damasio, qui se déroule en 2041, une société dystopique où les grandes multinationales ont pris le contrôle des villes jusqu’à leur donner leur nom, comme Orange ou LVMH, exploite les habitants à coup de « marketing personnalisé », et les contraint à porter une bague connectée qui espionne leurs moindres faits et gestes.
Lorca Varèse, un ancien anarchiste devenu sociologue, est obsédé par la disparition de sa fille Tishka, probablement enlevée par des créatures mystérieuses appelées les furtifs, qui sont dotés d’une sensibilité accrue et seuls capables de résister à toute forme de contrôle humain. Pour retrouver sa fille, Lorca rejoint une unité militaire secrète appelée le Récif, spécialisée dans la traque des furtifs, et apprend à les comprendre, jusqu’à avoir envie de les rejoindre.
2. Le dernier homme
Autre exemple, où le monde est cette fois livré aux délires de manipulations génétiques d’une entreprise suprémaciste et d’un patron tout-puissant (coucou Elon Musk !), Le dernier homme, de Margaret Artwood, (autrice de La servante écarlate, dystopie récemment interdite par Donald Trump), relate l’histoire de Snowman, anciennement Jimmy, issu d’une famille aisée, qui semble être le dernier humain survivant.
Le protagoniste évolue dans un environnement hostile, peuplé d’animaux transgéniques et d’une nouvelle espèce humaine créée en laboratoire par l’entreprise : les Crakers. Ces derniers ont été conçus pour être exempts des défauts humains, tels que la violence, le désir sexuel ou le fanatisme religieux, qui dirigeaient l’ancienne société.
3. Bienvenue à Gattaca
Cette œuvre fait aussi écho à Bienvenue à Gattaca, film qui imagine une société où le statut social est déterminé par le patrimoine génétique. Les « valides », génétiquement modifiés, occupent les positions de pouvoir, tandis que les « in-valides », nés naturellement, sont relégués aux tâches subalternes. Cette « biodystopie » met en lumière les dangers d’une société où l’accès aux technologies d’amélioration humaine est réservé à une élite, les tenants du transhumanisme par exemple, créant ainsi une nouvelle forme d’aristocratie biologique, qui rejoint le techno-féodalisme ou les fantasmes de certaines familles de la tech qui ont beaucoup d’enfants car ils pensent sauver la planète grâce à leur patrimoine génétique.
Tandis qu’aujourd’hui des femmes sont contraintes de produire des bébés pour les riches qui peuvent littéralement choisir sur catalogue, on peut tenter une analogie antispéciste : ne serait-ce pas finalement, ce que l’on fait subir aux animaux, comme les vaches laitières ou les chiens et chats d’élevages de races ?
Colonialisme spatial et exploitation interplanétaire
À mesure que l’humanité se tourne vers les étoiles, la science-fiction nous met en garde contre la reproduction des schémas d’exploitation coloniale à l’échelle galactique.
Le livre et la série The Expanse offre une fresque saisissante de la lutte des classes à l’échelle du système solaire au XXIIIe siècle. La série, tiré d’un livre de James S.A. Corey, dépeint une société tripartite où la Terre, Mars et la Ceinture d’astéroïdes incarnent des réalités socio-économiques radicalement différentes. On retrouve d’un côté, les élites terriennes et leur masse de citoyens qui bénéficient d’un revenu minimum universel ; de l’autre, les travailleurs exploités de la Ceinture, dont les ressources sont pillées par les planètes intérieures. Oui, cela vous rappelle sans doute le colonialisme, ou la mondialisation.
Entre les deux, Mars représente une société militarisée en quête d’indépendance. Ces tensions culminent avec l’émergence de l’Alliance des Planètes Extérieures, un mouvement de résistance contre la domination politico-économique de la Terre et de Mars, rappelant peut-être le mouvement des non-alignés dans le schéma de la guerre froide.
À travers ce prisme, The Expanse livre une critique acerbe du capitalisme extractiviste et de ses conséquences colonialistes, tout en tissant des parallèles historiques évocateurs.
Ursula Le Guin, autrice américaine de science-fiction et fantasy, a écrit La main gauche de la nuit et les dépossédés. Dans ce dernier livre, dont nous vous parlions déjà dans notre top 7 des livres pour imaginer un avenir radieux, Ursula K. Le Guin explore profondément la lutte des classes à travers une dualité socio-politique entre deux planètes : Anarres et Urras. Anarres est une société anarchiste collectiviste, fondée sur l’égalité et le rejet de la propriété privée, tandis qu’Urras est une planète capitaliste, marquée par de fortes inégalités sociales et économiques.
Le protagoniste, Shevek, un physicien originaire d’Anarres, incarne cette exploration des systèmes sociaux, en tant que « transfuge de classe » ou « socialtraître ». Bien qu’Anarres prône l’égalité, Shevek découvre que des structures informelles de pouvoir et de privilège y existent, limitant la liberté individuelle et l’innovation. Sur Urras, il est confronté à une société où les élites prospèrent au détriment des classes laborieuses, souvent exploitées, violentées et marginalisées, comme les réfugiés actuels, les pauvres, ou les animaux que nous exploitons pour l’élevage, par exemple.
L’automatisation et le chômage technologique
D’autant plus actuel, l’un des thèmes récurrents de la science-fiction contemporaine est l’impact de l’automatisation sur l’emploi et la structure sociale. Alors qu’Emmanuel Macron, ancien banquier et nanti ose dire publiquement : « je traverse la rue et je vous trouve un travail », stigmatisant violemment et gratuitement les chômeurs, cette lutte des classes – entre actifs et personnes sans emploi – se fait toujours plus violente.
La série Trepalium illustre parfaitement cette violence à l’encontre des sans-emplois, car elle se déroule dans un futur où seulement 20 % de la population, les « actifs », ont accès à un emploi, tandis que les 80 % restants, les « zonards », vivent dans la misère derrière un mur militarisé séparant la « Zone » de la « Ville ».
Ce contexte met en lumière une fracture sociale extrême, où le travail devient une ressource rare et un marqueur d’identité. Les actifs, bien que matériellement privilégiés, subissent des cadences de travail infernales et vivent dans la peur constante de perdre leur statut, tandis que les zonards sont exclus et stigmatisés.
La série questionne également les dérives d’une société où l’automatisation et les technologies ont rendu le travail obsolète pour une grande majorité. Elle illustre comment ces avancées, au lieu de libérer l’humanité, exacerbent les inégalités sociales et économiques. En poussant à l’extrême les logiques du capitalisme libéral, Trepalium critique la déshumanisation des relations sociales et professionnelles, tout en interrogeant la valeur du travail dans nos sociétés, où l’automatisation n’est pas accompagnée d’une redistribution équitable des ressources et où le chômage de masse devient un outil de domination sociale.
Comme l’affirme Antarès Bassis, co-créateur de la série, « le travail a toujours été un pouvoir de contrôle », rappelant le besoin des industriels paternalistes du début du XXe siècle, d’installer leurs mains d’œuvres dans les cités ouvrières à côté des usines pour mieux les contrôler.
Climate fiction et lutte des classes
La crise climatique actuelle a donné naissance à un sous-genre important : la cli-fi ou climate fiction. Des œuvres comme New York 2140 de Kim Stanley Robinson explorent les conséquences sociales et économiques du changement climatique. Dans ce roman, Manhattan est submergée, mais continue de fonctionner grâce à des adaptations technologiques. Cependant, les inégalités persistent : les riches vivent dans des gratte-ciel high-tech tandis que les pauvres naviguent dans les canaux pollués entre les bâtiments.

Cette vision souligne une réalité déjà observable : les populations les plus vulnérables sont les premières victimes du changement climatique, surtout femmes et enfants, tandis que les plus riches ont les moyens de s’adapter ou de se mettre à l’abri dans des enclaves libertariennes ou des bunkers ultra luxueux. « Sauve qui peut » ! La science-fiction climatique nous rappelle que la lutte pour la justice environnementale est indissociable de la lutte des classes.
La réalité rattrape une nouvelle fois la fiction dans The Water Knife de Paolo Bacigalupi. Ce roman décrit un futur où la sécheresse extrême dans le sud-ouest des États-Unis entraîne une lutte brutale pour l’accès à l’eau. Tandis que les plus riches vivent confortablement sous des dômes climatisés, les populations pauvres sont abandonnées dans des conditions inhumaines. Idem avec Exodes de Jean-Marc Ligny qui nous plonge dans un monde ravagé par le réchauffement climatique, où une petite élite mondiale vit sous des dômes tout comfort, isolée du reste de l’humanité qui subit famines, migrations forcées et effondrement social.
Plus connu, Soleil Vert (Soylent Green), film culte de 1973 dépeint un futur dystopique où la surpopulation et la crise écologique ont rendu les ressources naturelles rares. Les riches ont accès à des privilèges inaccessibles aux masses, qui survivent grâce à un substitut alimentaire sinistre, symbolisant une exploitation ultime des classes défavorisées.
– Maureen Damman
Photo de couverture de Juan Ordonez sur Unsplash
