GAZA : l’humanité dans les griffes des animaux-humains.
Par-delà les ruines fumantes de Gaza, un effroi muet et un sentiment d’impuissance étreignent ceux qui refusent encore de céder à l’indifférence. Ce n’est pas une guerre. Ce n’est même plus une punition collective. C’est un écrasement programmé, un effacement méthodique, une entreprise d’éradication rendue lisible par la transparence de ses méthodes et la cohérence de ses justifications.
Un génocide rationalisé et médiatiquement digéré.
Il faudrait peut-être inventer un autre mot que « génocide » tant celui-ci, à force d’usages protocolaires, semble incapable de rendre compte de la barbarie nue qui s’abat sur les Gazaouis.
La bande de Gaza n’est plus une prison à ciel ouvert, selon la formule souvent répétée. Elle est devenue une réserve, non pas au sens écologique, mais au sens colonial. Une zone d’exception où l’extermination de l’Autre ne soulève plus que lassitude diplomatique, indignation ritualisée et reportages aseptisés.
Car comment dire autrement l’horreur lorsque les bombes ciblent les hôpitaux, les ambulances, les camps de réfugiés ? Lorsque l’électricité est coupée, l’eau contaminée, les denrées bloquées ? Lorsque les enfants sont mutilés et que leurs mères sont réduites à ramasser leurs membres calcinés dans des sacs plastiques ?
Et surtout : lorsque tout cela est justifié, légitimé, rendu intelligible par un appareil politico-médiatique occidental qui, sous couvert de défense de l’entité sioniste, couvre un projet colonial jusqu’au-boutiste ?
À ce degré de violence, ce n’est plus seulement l’armée israélienne qui agit. C’est un État animalisé, mû par une volonté d’anéantissement qui défie autant les lois internationales que les lois humaines, voire divines.
Benjamin Netanyahu et ses alliés n’en sont plus à gérer un conflit. Ils s’inscrivent dans une temporalité messianique, où l’élimination de Gaza devient l’aboutissement d’un fantasme colonial inscrit dès les origines du projet sioniste : « un territoire sans peuple pour un peuple sans territoire ».
Dans cette réserve, la hiérarchie anthropologique est inversée : ceux qui tuent, mutilent, rasent des quartiers entiers conservent le privilège de l’humanité, de la rationalité, de la sécurité. Ceux qui pleurent, hurlent, fuient, meurent (femmes, enfants, vieillards) sont relégués hors de l’humain. On ne tue pas des hommes, dit-on : on élimine des terroristes, on neutralise des cibles, on réduit les « dégâts collatéraux ».
Le langage lui-même participe de cette déshumanisation planifiée.
Dans cette logique, la référence au règne animal n’est pas une provocation. Elle devient une grille d’analyse. Mais elle aussi exige d’être renversée. Les lions du Serengeti, les hyènes du Masai Mara ne tuent que pour se nourrir. Ils n’exterminent pas leur propre espèce. Ils ne bombardent pas les tanières. Ce que nous voyons à Gaza, c’est l’émergence d’un nouveau type de figure : l’animal-humain, cet être biologiquement semblable mais moralement altéré, qui tue sans nécessité, sans remords, avec la froideur d’un algorithme militaire et la conviction d’une croisade.
La monstruosité ici n’est pas instinctive. Elle est rationnelle. Calculée. Programmée.
Mais que seraient ces tueurs sans les systèmes qui les rendent possibles, voire nécessaires ? Il serait trop simple (et trop confortable) de ne voir dans ce carnage que le résultat de la brutalité israélienne. Les complices sont nombreux. Ils siègent dans les chancelleries, écrivent dans les grands quotidiens, enseignent dans les universités. Ils sont les éditorialistes qui disqualifient toute critique d’Israël comme une suspicion d’antisémitisme. Ils sont les diplomates qui s’abritent derrière l’ambiguïté du droit. Ils sont les intellectuels qui relativisent, contextualisent, anesthésient.
Il faut oser dire que cette guerre n’oppose pas des forces égales. Elle met face à face une puissance nucléaire (porte-avion des USA et de l’OTAN) et une population assiégée. Elle ne se déroule pas dans une zone grise. Elle a lieu en pleine lumière, sous les caméras, dans un brouhaha d’analyses molles, de condamnations vides, de justifications honteuses. Elle ne suscite pas la réaction internationale qu’elle devrait, non par manque de preuves, mais par excès de complicité et d’habitude.
Alors, ne comptez pas sur le droit international : il est en coma diplomatique. Ne comptez pas sur l’ONU : elle pleure ses rapports dans le vide. Ne comptez pas sur les démocraties occidentales : elles ont troqué leur boussole morale contre des accords militaires.
À Gaza, ce n’est pas seulement la vie qui est détruite. C’est la possibilité même de vivre en tant qu’humain. C’est notre capacité collective à reconnaître la douleur d’autrui comme une douleur semblable à la nôtre. Tant que cette capacité restera étouffée par la géopolitique, la mémoire sélective et le racisme d’État, nous continuerons de vivre dans un monde scindé : d’un côté, les hommes pleinement humains, protégés, entendus ; de l’autre, ceux que l’on peut exterminer sans que le monde ne vacille. Et cette scission-là, elle non plus, l’histoire ne l’oubliera pas.
Voilà pourquoi on ne peut se contenter de larmes tièdes, ni se cacher derrière l’illusion d’un équilibre entre l’oppresseur et l’opprimé. Non. Il faut dire les mots.
Tous les mots.
Ce qui se passe à Gaza est une infamie. Une honte historique. Un génocide, un crime contre l’humanité diffusé en direct, avec sous-titres et bande-son. Et chaque jour de silence, chaque jour d’ambiguïté, est une tache de plus sur notre époque.
Aussi, à l’ère de la surveillance totale, des flux numériques instantanés et des satellites qui scrutent chaque recoin du monde, nul ne peut dire : « je ne savais pas ».
Le silence est donc un choix. Et ceux qui se taisent se rangent délibérément du côté des bourreaux…
Mais il faudra bien un jour un Nuremberg du 21e siècle pour juger les enfants de la Shoah qui ont trahi la mémoire de leurs parents et leurs complices occidentaux qui, par cynisme ou lâcheté, ont laissé faire.
Ali Ben Dris