En Chine, de l’isolement autoritaire à l’autoconfinement, par Martine Bulard (Le Monde diplomatique, janvier 2023)


Opérant un de ces virages dont la Chine a le secret, le président Xi Jinping a tiré un trait sur sa politique zéro Covid. En moins de quarante-huit heures, les barrières bloquant les quartiers ou les cités ont été levées ; les cabines de tests PCR, démontées ; les points de contrôle sur les routes, démantelés ; les machines prenant la température à l’entrée des lieux publics, désactivées ; les applications QR codes obligatoires sur les smartphones (pour se déplacer), effacées. Et pourtant les rues des métropoles sont restées étrangement vides. Les Chinois ont peur. Ils s’autoconfinent.

Seules les pharmacies et les « cliniques de la fièvre » (comme on appelle certains services hospitaliers d’urgence) connaissent un regain d’agitation. Le paracétamol — interdit à la vente jusqu’alors par crainte que les gens fassent baisser médicalement leur fièvre pour tromper les machines thermomètres — manque cruellement, tout comme certains « médicaments » de la médecine traditionnelle, dont les prix se sont envolés. La production ne fait pas défaut, mais l’approvisionnement n’a pas repris à plein régime.

Le froid aidant, grippe et variant Omicron se sont abattus sur Pékin, où la désorganisation frappe tout un chacun. Venant après trois longues années de directives strictes, le nouveau mot d’ordre « Chacun est responsable de sa santé » angoisse les Chinois.

Va-t-on vers un million de morts, voire un million et demi et même deux millions, comme le prédisent certains experts, qui se basent sur la mortalité constatée à Hongkong, littéralement débordée en mars dernier, et l’étendent à l’échelle du pays ? Après avoir avancé ces chiffres pour justifier le resserrement des confinements depuis le printemps, les autorités sanitaires estiment désormais que la situation n’est pas comparable car seuls 20 % des Hongkongais de plus de 60 ans étaient vaccinés, contre 68,9 % sur le continent. Elles se veulent d’autant plus rassurantes que, malgré le changement des modes de vie et des mœurs, le culte des anciens demeure prégnant ; une hécatombe des plus âgés pourrait s’avérer politiquement dangereuse pour M. Xi et pour le Parti communiste chinois (PCC).

On comprend donc mal que la sortie de la stratégie zéro Covid ait pu s’effectuer de façon aussi chaotique. En fait, le pouvoir navigue entre plusieurs obstacles. D’abord, la faible vaccination des plus vieux (40 % des plus de 80 ans seulement). Celle-ci tient aux choix initiaux de ne pas rendre obligatoire le vaccin et de protéger les plus jeunes, qui ont des interactions sociales plus intenses. De plus, cette génération se méfie de la médecine conventionnelle en général, et des produits pharmaceutiques nationaux en particulier, en raison notamment des nombreux scandales sanitaires de ces dernières décennies.

Ensuite, si le système de santé s’est nettement modernisé, il n’est sans doute pas prêt à affronter une vague mortelle, malgré l’annonce du doublement des lits de soins intensifs (dix pour cent mille habitants) et une mobilisation des personnels soignants. Le gouvernement a également donné le feu vert au groupe China Meheco pour qu’il importe du Paxlovid, traitement contre le Covid du laboratoire américain Pfizer.

Enfin, l’arrivée du variant Omicron, très contagieux (et moins létal), a rendu fou le système zéro Covid, c’est-à-dire l’enfermement dès l’apparition d’un test positif. Depuis début octobre, les habitants d’un quartier de Canton, par exemple, devaient en faire un tous les jours. « On se sentait à la merci d’une “information” invérifiable : un cas de Covid dans son immeuble ou dans le quartier, et tout le monde se retrouvait bouclé », nous explique un jeune universitaire. Or les scandales sur les « faux positifs » entraînant l’obligation de tests quotidiens ont explosé. Plus de 250 entreprises nées avec la pandémie, parfois cotées en Bourse, ont été sanctionnées. Le confinement a laissé sur le carreau un grand nombre de travailleurs, de petits entrepreneurs ou de commerçants, mais les sociétés de tests ont prospéré, fortes des marchés publics et des petits arrangements avec les municipalités. Le Covid n’a pas tué la corruption.

Acceptées quand il s’agissait de sauver des vies — « Nous avons moins de morts que les États-Unis », précise avec fierté ce professeur —, les consignes sanitaires deviennent insupportables au fil des mois. Les révoltes contre les fameux « hommes en blanc » chargés de les appliquer se sont multipliées, comme en témoignent les réseaux sociaux (1). Le 11 novembre dernier, le gouvernement a fini par assouplir le système. Trop peu. Trop lentement. Les ordres restant flous, des autorités locales ont eu peur d’enfreindre la ligne, quand d’autres trouvaient quelque intérêt (financier) au statu quo. La déception est alors d’autant plus forte que nombre de Chinois des couches moyennes urbaines s’attendaient à une grande ouverture une fois bouclé le XXe Congrès du PCC. Le président lui-même n’avait-il pas repris ses voyages à l’étranger et ôté le masque lors de ses rencontres internationales ?

Après l’incendie d’un immeuble obstrué par des barrières anti-Covid où vivaient des Ouïgours à Urumqi (capitale du Xinjiang), des manifestations ont éclaté d’ouest en est dans les métropoles du pays. De nombreux citoyens ont brandi des feuilles blanches, symboles de la censure — peu ont demandé la démission du président. Certains commentateurs y ont vu les prémices d’un nouveau Tiananmen (mouvement prodémocratie écrasé en 1989). Rien de comparable pourtant. Les couches moyennes qui ont manifesté ne veulent pas renverser le régime qui leur a apporté confort de vie et sécurité, elles réclament plutôt la continuité alors qu’elles se sentent fragilisées. Et, comme le rappelle le sinologue Jean-Louis Rocca, il n’existe, pour l’heure, aucune autre perspective (2). De plus, les manifestations ne convergent pas. À Canton, par exemple, les travailleurs et les petits artisans du quartier abritant le marché de gros du textile ont vivement protesté contre les fermetures qui les privent de leur gagne-pain, mais ils n’ont pas été rejoints par les étudiants du campus.

Selon son habitude, le pouvoir a fait d’une pierre deux coups : il a réprimé ceux qu’il estimait être les leaders, avançant même les vacances universitaires, et il a répondu aux attentes en mettant fin à sa politique zéro Covid. Autant que les manifestants, les pressions des dirigeants d’entreprise inquiets de la dégradation économique ont pesé lourd. La conférence annuelle de politique économique des 16 et 17 novembre à Pékin a adopté un train de mesures de relance. Il en faudra sans doute plus pour redonner confiance à la population.



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *