Du « concept album » au « short TikTok » : comment la musique influe sur notre faculté de concentration


Depuis les années 1970, les modes de consommation de la musique ont profondément évolué — bien que la musique, à mon sens, ne soit pas destinée à être « consommée », mais à être écoutée, avec tout ce que cela implique d’engagement personnel. Ainsi, en une cinquantaine d’années l’on est passé en quelque sorte de l’album à l’EP, puis de l’EP au single, et enfin du single au short TikTok… 

Plus exactement, ce sont les gestes et les habitudes d’écoute qui ont changé : alors qu’il s’agissait auparavant de choisir et d’extraire un vinyle ou un CD d’une discothèque, pour le placer sur une platine ou l’insérer dans le lecteur d’une chaîne hi-fi, aujourd’hui en quelques clics et en de simples pressions du doigt sur l’écran, vous êtes à même de lancer une infinité de morceaux. L’attente, vis-à-vis du « spectacle auditif », n’est donc plus la même.

Ce nouveau rapport à la musique a, me semble-t-il, considérablement influé sur la capacité de concentration des gens, dans la mesure où se rendre disponible pour écouter un album entier, seul ou à plusieurs, ne fait définitivement pas appel aux mêmes facultés d’attention, d’empathie et de patience, que de « scroller » compulsivement des shorts TikTok. C’est là le drame de l’enfant gâté : face à l’abondance, celui-ci se refuse à l’ennui et renonce par là même à tout engagement.

Les années 1970 auront probablement été l’âge d’or de la recherche musicale, avec la profusion des groupes de rock et de jazz britanniques et américains, mais aussi allemands — je pense ici notamment à Grobschnitt, Can, Tangerine Dream ou encore aux débuts de Scorpions. L’apogée de cette période étant, d’un point de vue mélodique et structurel, le concept album de rock progressif, popularisé entre autres avec les disques de Pink Floyd, Genesis ou Deep Purple, qui fait la part belle aux solos et à la diversité instrumentale.

 

Comme tout art, la musique comporte un pouvoir narratif particulier, que le concept album de rock progressif — qui est en quelque sorte l’équivalent populaire de la symphonie — a su porter à son sommet, en empruntant à la fois au jazz et à la musique classique. Chaque morceau, au-delà de sa narration propre, de son message intrinsèque, fait partie intégrante de l’ensemble narratif constitué par l’album. La chanson prend ainsi davantage de relief et l’écoute devient quasi « cinématographique », sollicitant l’endurance et développant des facultés de perception et d’association supérieures.

France, 2025. Écouteurs vissés aux oreilles, smartphone en main, les gens font nerveusement défiler des playlists et des micro-vidéos comme sous hypnose, se contentant du début de telle chanson, du refrain de telle autre, etc., « zappant » et « switchant » les morceaux selon leur humeur et les algorithmes. De telles habitudes, nous l’aurons compris, ne peuvent décemment entraîner le cerveau à visualiser et construire un récit, une démarche, et empêchent l’auditeur de se projeter. De la même façon, la lecture d’un roman dans son intégralité ne peut être comparée, en termes de travail d’assimilation et d’analyse, à la simple lecture d’extraits.

En tant qu’enseignant, je constate au quotidien les dégâts de la surutilisation des smartphones et réseaux sociaux chez les jeunes, notamment quant à leurs facultés de réflexion et d’endurance critiques. Alors qu’elle est censée garantir le pluralisme, la liberté de choix et de pensée, la facilité d’accès à l’information et au divertissement est paradoxalement devenue le premier facteur d’un conformisme 2.0… Perdu dans une profusion de « contenus » futiles et trop confortables, le consommateur est ainsi, fatalement, victime du « nivellement par le bas ». 

Enfin, comment a-t-on pu passer, des années 1970 à aujourd’hui, de la médiatisation de groupes comme Pink Floyd ou Deep Purple à la glorification d’artistes proprement insignifiants, de rappeurs dépressifs, de faux rebelles tatoués et de minettes décérébrées, qui ne sont autres que des produits et des imitations ? Quand Deep Purple joue, quand Ian Gillan chante, il se passe quelque chose, bon sang ! Quand Nina Simone est au piano et chante, il se passe quelque chose !

C’est là aussi la faillite de la politique culturelle publique, censée élever le citoyen avec la pédagogie, l’exigence et la compétence nécessaires. Tout semble être fait aujourd’hui, dans l’espace médiatique qu’on qualifiera d’« officiel » et de « subventionné », pour favoriser la médiocrité, idéologie inclusive oblige. Encore une fois : un peu de volonté suffirait. Car, au fond, qui a intérêt à la médiocrité ? Ceux qui, précisément, craignent l’élévation de leurs sujets, de leurs administrés… Mais la responsabilité revient aussi à l’auditeur, qui doit faire l’effort de la refuser !

Dans le même temps, Internet aura révolutionné l’accès à la culture et participé à la démocratisation de la création musicale, sauf que la promotion et la diffusion des œuvres restent, invariablement, l’apanage d’une minorité disposant du capital et des moyens de production… Éternel problème ! Et combien de génies anonymes, scandaleusement inconnus, ai-je croisés et côtoyés sur mon chemin de musicien… Comment expliquer l’injustice de leur exclusion, de leur marginalisation ? On l’a compris, le talent ne suffit pas : il s’agit d’abord de se soumettre à l’idéologie du système en place, de satisfaire ses attentes mercantiles. Ainsi des écrivains publiés par les grandes maisons d’édition : leur plus grande qualité n’est pas leur style, mais leur arrivisme.

J’ai pour habitude de dire à mes élèves que respecter l’autre, c’est d’abord l’écouter (si tant est qu’il ne se livre pas au bavardage…) ; et que respecter le monde, c’est savoir écouter. En ce sens, il me semble qu’on a tendance à sous-estimer le pouvoir de la musique, et, en symétrie, le pouvoir du silence, dans la mesure où l’une et l’autre sont autant un apprentissage de la patience et de la concentration qu’une invitation à l’imagination et à la créativité.

Avec la généralisation des messageries instantanées, l’on a vu s’imposer ces dernières années une nouvelle temporalité dans les relations humaines, qu’elles soient professionnelles, amicales ou amoureuses ; l’instantanéité de la communication ayant en partie « précipité » les rapports et faussé les intentions. Par ailleurs, l’artificialité des sites de rencontres et des réseaux sociaux aura fait de l’alchimie amoureuse — fondée sur la rencontre des corps et des esprits dans un moment de grâce — un marché, alors que celle-ci est précisément, par son caractère unique et mystérieux, à l’origine de la durabilité du couple.

Refuser le progrès technologique, c’est en quelque sorte favoriser le progrès humain. Ces moments de grâce, qui échappent à tout contrôle, à tout système, sont essentiels. Ils doivent être préservés comme des plages d’improvisation où la mélodie naît du génie, de l’urgence d’aimer et de se faire aimer. De l’urgence de dire, de faire. Au-delà des sentiers balisés, des refrains connus, il est indispensable de faire la part belle à l’imprévu.

En tant que mélomane et musicien, je porte une admiration particulière au pianiste de jazz Keith Jarrett, dont j’ai découvert le magnifique Köln Concert dans la discothèque de mes parents, parmi les vinyles de Pink Floyd, Genesis, Dire Straits, Barclay James Harvest et tant d’autres. Cette improvisation sans nom, exigeante sans être élitiste, éloquente sans être bavarde, représente pour moi ce que doit être la vie : une aventure, parfois risquée, parfois frustrante, mais avant tout harmonieuse.





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