Stratagème pour incarner les classes populaires
Caricaturé par Cabu dans les années 1970, le personnage du « beauf » servait alors à moquer le Français un peu borné, réactionnaire et sexiste, qu’il soit artisan, petit patron ou ouvrier. Désormais, cette figure semble se réduire aux couches populaires, si bien que certains à gauche, dénonçant un mépris de classe, ont entrepris de la réhabiliter. Sans mesurer les impasses d’une telle stratégie.

Marine Luszpinski. – « Rase-toi, habille-toi, tu ressembles à rien ! », de la série : « Vos gueules les p’tites putes ! », 2019
«Un bobo qui me traite de beauf… ça ne me dérange pas. Je préfère être un beauf qu’un bo-beauf », estimait l’animateur Cyril Hanouna à propos du chanteur Benjamin Biolay, sur le plateau de « C que du kif » (C8, 11 juin 2020). Comme d’autres archétypes sociaux, la figure du « beauf » est une catégorie floue, dont les contours sont à géométrie variable, et qui existe moins en tant que réalité sociale que comme cristallisation d’un jugement collectif. À l’instar de « bobo », également contestable d’un point de vue descriptif, « beauf » est un terme péjoratif servant à exprimer une distance. Le « beauf », c’est à la fois l’autre et celui dont on méprise le manque de culture, que l’on juge phallocrate, réactionnaire, raciste, etc. Le terme est ainsi devenu une représentation ordinaire du monde social, désignant en un seul geste une catégorie et un rapport de classe.
On pourrait croire que ce mot dessine un clivage entre la gauche (qui traiterait ses adversaires de « beaufs ») et la droite (dont certains représentants revendiqueraient le terme). Or deux livres récents, Beaufs et barbares, de Houria Bouteldja (La Fabrique, 2023), et Ascendant beauf (Seuil, 2025), de Rose Lamy, reviennent sur cette catégorie pour en interroger la charge méprisante et tenter, chacune à leur manière, de la réhabiliter afin de (re)construire des alliances de classe favorables à la gauche. Pour Bouteldja, essayiste et militante décoloniale, il s’agit de favoriser l’unité des classes populaires en dépit de leurs origines (les beaufs blancs et les barbares racisés) autour d’un projet souverainiste de sortie de l’Union européenne, pensé comme un premier pas dans la lutte contre un « État racial intégral ». Lamy, essayiste et militante féministe, insiste, à travers une variation de récits de transfuges de classe, sur l’importance pour la gauche de cesser de mépriser les « beaufs ». Dans les deux livres, le mot sert à désigner les classes populaires blanches dans leur ensemble — de manière assumée chez (…)
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Élie Guéraut &
Laélia Véron
Respectivement maître de conférences en sociologie à l’université Clermont Auvergne, auteur de l’ouvrage Le Déclin de la petite bourgeoisie culturelle, Raisons d’agir, Paris, 2023, et maîtresse de conférences en stylistique et langue française à l’université d’Orléans, auteure (avec Karine Abiven) de Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, La Découverte, Paris, 2024.