Gianfranco Sanguinetti (1948-2025), théoricien situationniste et critique implacable du capitalisme


Le 4 octobre 2025, Gianfranco Sanguinetti s’est éteint à Prague, à l’âge de 77 ans, laissant derrière lui un legs intellectuel subversif et une vie marquée par l’exil, la résistance et une quête infatigable de vérité. Né le 16 juillet 1948 à Pully, en Suisse, dans une famille italienne aisée originaire de Toscane, il était le fils de Teresa Mattei, députée communiste et ancienne résistante, et de Bruno Sanguinetti, leader partisan, industriel influent et figure du Parti communiste italien. Ce dernier, soupçonné d’avoir été empoisonné par la CIA au début de la Guerre froide, incarna pour Gianfranco une énigme personnelle qu’il poursuivit toute sa vie avec une détermination farouche. Cousin germain d’Ugo Mattei, professeur de doit, Sanguinetti était perçu par ce dernier comme un « adorato cugino e maestro » – un cousin adoré et un maître spirituel –, dont la disparition laisse un vide poignant : « Tu vas me manquer cher cousin ! ».

Issu d’un milieu bourgeois triestin imprégné de communisme – son père avait même acquis le Palazzo delle Botteghe Oscure pour le PCI –, Gianfranco Sanguinetti embrassa dès sa jeunesse une trajectoire rebelle, loin des privilèges familiaux. Membre clé de la section italienne de l’Internationale situationniste (IS), fondée en 1969 à Milan, il devint une figure centrale des mouvements contestataires des années 1960-1970. En France, où il s’installa en exil après les événements de Mai 68 – dont il fut un acteur majeur –, Sanguinetti noua une amitié profonde avec Guy Debord, le fondateur de l’IS. Non seulement il fut un compagnon d’idées, mais aussi un mécène discret, finançant matériellement les « dérives » situationnistes et soutenant l’édition de leurs textes radicaux. Expulsé de France en juillet 1971 par le ministère de l’Intérieur, en raison de ses activités subversives, il continua néanmoins à imprégner la scène intellectuelle française depuis l’Italie, où il s’établit temporairement avant d’être refoulé à la frontière en 1976.

Son travail en France, marqué par une influence décisive sur le situationnisme et la critique du spectacle capitaliste, se cristallisa autour de publications audacieuses et provocatrices. Collaborateur privilégié de Debord, il co-écrivit en 1972 La Véritable Scission dans l’Internationale, un pamphlet fondateur qui disséquait la dissolution de l’IS et les trahisons internes au mouvement, publié par les éditions Champ Libre à Paris. En 1975, sous le pseudonyme de « Censor », il lança un canular retentissant avec « Rapport véridique sur la dernière chance de sauver le capitalisme in Italie », traduit en français par Debord et édité chez le même Champ Libre en 1976.

Livre

Ce faux rapport cynique, expédié à 520 puissants italiens et initialement pris au sérieux comme un manifeste de la droite économique, dénonçait les manipulations d’État – comme l’attentat de la Piazza Fontana – et fit scandale en Italie comme à Paris, où il fut salué pour sa lucidité machiavélique. D’autres œuvres, comme Du terrorisme et de l’État (1980, traduit et publié en France), révélèrent les complicités entre services secrets italiens et Brigades rouges, établissant Sanguinetti comme un analyste impitoyable de la « vermine » politique. Plus tard, il produisit en France des éditions limitées d’œuvres artistiques comme Storia della fica (Histoire de la chatte), et contribua à des écrits polémiques, dont Argent, sexe et pouvoir (2015), critiquant les biographies falsifiées de Debord. Depuis son exil définitif à Prague, il anima un blog, multipliant les textes incisifs sur le « despotisme occidental » – de la pandémie au génocide palestinien –, souvent publiés ou diffusés en France.

Après une reconversion dans les affaires immobilières dans les années 1980, Sanguinetti se fit aussi vigneron en Toscane, tout en préservant un fonds d’archives exceptionnel, aujourd’hui conservé à la bibliothèque de Yale, où des chercheurs étudient son rôle dans l’héritage situationniste.

Ostracisé par les cercles journalistiques et académiques italiens – qu’il moquait ouvertement –, il incarna le paradoxe du « nemo profeta in patria » : un prophète méprisé chez lui, mais célébré à l’étranger, notamment en France, berceau de ses exils et de ses plus vives provocations. Vigneron, théoricien, dériveur infatigable : Gianfranco Sanguinetti nous lègue une œuvre qui, comme le titre latin de l’hommage de son cousin, Ingenium mala saepe movent, rappelle que le mal suscite souvent l’ingéniosité la plus brillante. Et ses écrits deviennent d’autant plus d’actualité que la politique-spectacle s’invite tous les jours dans les médias, tel que l’avait illustré l’écrivain britannique William Boyd en déclarant avec son ironie habituelle : « La politique, c’est le show-business des gens moches. »

Son départ, si soudain, prive le monde d’un esprit libre, mais ses écrits continueront d’alimenter les luttes contre le spectacle et le pouvoir.





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