Et si l’on pouvait transporter chocolat et café sans pétrole ? C’est le pari de Grain de Sail, une PME bretonne qui a choisi de décarboner la filière en utilisant… des voiliers cargos modernes. Face à un transport maritime responsable de 3 % des émissions mondiales de CO₂, l’entreprise veut prouver qu’un autre modèle est possible. Interview avec Stefan Gallard, directeur marketing de l’entreprise.
90 % du commerce mondial passe par la mer, tandis que 3 % des émissions mondiales de CO₂ viennent du transport maritime — un pourcentage équivalent à la pollution générée par le numérique à l’échelle mondiale. Derrière ces chiffres : une industrie hors de contrôle, dopée à la mondialisation, gavée au fioul, et protégée par un vide juridique international.
Face à ce modèle, certains ont décidé de résister. À contre-courant du business as usual, une PME bretonne s’est lancée un défi qui semblait d’abord utopique : transporter du chocolat et du café à la voile.
Son nom ? Grain de Sail. Son ambition ? Démontrer qu’un autre modèle est possible. Stefan Gallard, directeur marketing de l’entreprise, raconte.
Mr Mondialisation : Qui êtes-vous Stefan Gallard ?
Stefan Gallard : « Je suis Stefan Gallard, directeur marketing de l’entreprise. Je suis un repenti des grands groupes, j’ai travaillé pour des marques comme Coca Cola –pire – aux États-Unis.
Pour ma part, c’était de la pure naïveté. En début de carrière, par exemple, j’étais à des années lumières de penser au dérèglement climatique ou à l’idée d’avoir un certain alignement. Je voulais avant tout gagner de l’argent.
De retour en France, lors d’une formation, j’ai découvert les responsabilités sociales et environnementales qu’avaient les entreprises envers la société et ses citoyens. Le déclic ne s’est pas fait de manière radicale.
« J’ai réfléchi à ma contribution à ces systèmes destructeurs et j’ai cherché à être aligné par petits pas. »
Désormais, je suis fier de dire qu’à 41 ans, même si je gagne moins qu’à 26, j’ai fait les bons choix. »

Mr Mondialisation : Concrètement, Grain de Sail, c’est quoi ?
Stefan Gallard : « On vend du chocolat et du café qu’on importe par voilier cargo depuis la côte sud américaine.
Plus spécifiquement, nous sommes chocolatier, torréfacteur et aussi armateur maritime. Cela signifie que nous possédons et exploitons des navires marchands et par conséquent, nous gérons les équipages, les escales, la maintenance, etc… »

Mr Mondialisation : pourquoi s’attaquer au transport maritime pour les denrées alimentaires ?
Stefan Gallard : « Le problème vient des volumes trop importants, qui occasionnent une sur fréquentation des voies maritimes. Cela crée de nombreux problèmes, que ce soit en termes de pollution globale, de particules ou de nuisances sonores, par exemple.
Pour s’approvisionner en chocolat et en café – deux produits dont nous avons tout de même du mal à nous passer à l’heure actuelle – nous avons pensé qu’il était juste de s’adapter à l’urgence climatique en utilisant l’énergie du vent, qui est gratuite et entièrement renouvelable.
« Nous avons pensé qu’il était juste de s’adapter à l’urgence climatique en utilisant l’énergie du vent, qui est gratuite et entièrement renouvelable. »
Concrètement, cela permettait une réduction de l’impact carbone de 90 %, avec un minimum de technologies pour faciliter l’utilisation de ces moyens de transports : forte isolation du navire, chaudière à granulés pour chauffer le bord, matériaux comme l’aluminium pour la coque, ou le carbone pour les mâts. À bord, on a tout de même des ordinateurs, la communication satellitaire, des panneaux photovoltaïques, etc.
Cela nous permet d’atteindre moins de 2 g de CO₂ par tonne transportée et par kilomètre parcouru. À titre de comparaison, c’est entre 10 et 20 g pour un porte-conteneur, autour de 100 g pour une voiture individuelle, 300 g pour un camion et 1000 g pour un avion. »
Mr Mondialisation : Comment est née l’idée de Grain de Sail ?
Stefan Gallard : « Derrière Grain de Sail, il y a les frères jumeaux Olivier et Jacques Barreau, tous deux issus du secteur des énergies renouvelables, à savoir l’éolien terrestre et off shore [ndlr : en mer].
Avec cette expertise, ils ont pensé à utiliser l’énergie du vent pour décarboner les transports maritimes.
[ndlr : Le transport – de marchandises et de passagers – joue un rôle significatif dans le réchauffement climatique, étant le second secteur le plus émissif en CO₂ derrière la production d’énergie, et représentant environ un quart des émissions mondiales de l’énergie en 2019.(Carbon4)]
L’entreprise a eu un fonctionnement atypique à ses débuts.
« On a fait une promesse à nos clients : en achetant nos produits, vous financerez bientôt notre projet maritime et un transport plus vertueux. »
À cette époque, il n’y avait pas beaucoup d’acteurs bretons dans le chocolat, et seulement quelques-uns dans le café. Dès 2020, nous avons lancé notre premier navire, Grain de Sail 1 : un premier voilier cargo moderne, qui pouvait être normé aux standards de la marine marchande internationale. Nous sommes alors devenus le premier voilier de charge construit au standard moderne qui s’applique aux porte-conteneurs.
Nous ne sommes pas seuls sur ce créneau et c’est une très bonne chose. La France est d’ailleurs leader mondial sur le sujet. L’enjeu désormais est de passer à plus grande échelle pour décarboner réellement le transport maritime. »
Mr Mondialisation : quels défis avez-vous rencontrés d’emblée ?
Stefan Gallard : « La première difficulté a été d’ordre légal : il a fallu travailler avec des bureaux de classification sur le droit maritime, car rien n’était adapté à ce que l’on souhaitait faire. Nous avons donc créé notre propre alternative au commerce international, finalement. »
Mr Mondialisation : Selon vous, en quoi votre produit est responsable ou durable ?
Stefan Gallard : « Toute notre production est certifiée bio, avec une gestion en agroforesterie, et des rémunérations justes pour les producteurs, qui fonctionnent pour la plupart en coopératives.
En Bretagne, nous avons des grilles de salaires respectant un différentiel de 1 à 3,5 du plus petit salaire – supérieur au SMIC – aux postes de direction inclus. Nous faisons aussi en sorte d’être les plus inclusifs possible, en intégrant une quinzaine de personnes en ESAT.
Enfin, même s’il ne l’est pas strictement, notre bâtiment breton est construit sur le principe des bâtiments passifs, et nous avons 1200 panneaux photovoltaïques sur le toit.
« Le kilowattheure le plus économique, c’est celui qui n’est pas consommé.»
Nous limitons l’apport en ressources grâce à une forte isolation et à de nombreux systèmes fermés à récupération d’énergie ou d’eau. Par exemple : la chaleur dégagée par les concheuses [ndlr : les mélangeurs pour fabriquer le chocolat], est récupérée pour chauffer l’eau du bâtiment. »

Mr Mondialisation : Comment choisissez-vous vos producteurs et vos matières premières ?
Stefan Gallard : « Nous respectons un cahier des charges qui intègre des critères comme le respect d’une agriculture biologique, l’interdiction du travail infantile et des pratiques d’esclavage.
Contrairement à l’Afrique, l’esclavage n’est pas très répandu en Amérique Latine – du moins pas dans les filières café ou cacao – mais nous avons préféré nous en prémunir d’emblée.
En termes de rémunération, nous avons estimé un temps que les cours du cacao étaient trop faibles. Nous avons alors revu les tarifs à la hausse pour qu’ils soient plus justes pour les producteurs. Maintenant, à cause du réchauffement climatique, les cours ont explosé, donc nous estimons que les prix sont désormais plus équitables. »
[ndlr : comprendre l’impact du réchauffement climatique sur la filière cacao]

Mr Mondialisation : Pourquoi vos navires sont-ils plus respectueux du vivant que les autres ?
Stefan Gallard : « Vu leur taille, leur vitesse et l’absence de moteur pour la propulsion, nos navires génèrent beaucoup moins de pollution sonore que la majorité des autres, qui a des conséquences désastreuses sur les cétacés.
Malheureusement, il n’existe à ce jour aucune règlementation internationale contraignante sur l’émission de bruit dans les océans. À noter que le bruit des navires marchands provient principalement de la cavitation et de la propulsion des hélices et peut atteindre jusqu’à 170 DB, un bruit proche d’un avion au décollage.
Par ailleurs, nos navires sont plus lents, ce qui réduit le risque de collision. En moyenne, ils voguent à une allure de 9 à 11 nœuds, et réalisent une transatlantique entre 18 et 20 jours, contre 10 à 12 jours pour un navire classique. Ils mesurent environ 52 mètres, contre 250-399 mètres pour les cargos conventionnels. »
Mr Mondialisation : Comment ne pas verser dans le néocolonialisme dans ce genre de projets ?
Stefan Gallard : « On travaille sur des matières premières qui sont issues de pays tropicaux et on ne peut pas nier l’historique colonial associé à ce commerce, avec des pouvoirs d’achats très asymétriques.
Nous nous sentons responsables et avons à cœur d’éviter cela, d’abord par une rémunération juste, mais aussi à travers une part qu’on leur laisse dans la transformation, à savoir qu’on transporte la masse de cacao et pas la fève. Par ailleurs – sans tomber dans une dynamique de « sauveurs blancs » – on fait du transport humanitaire gratuit vers la Guadeloupe pour l’ONG L’Arche, qui a créé un village pour les femmes en situation précaire (victimes de violences, sans domicile, etc.) et qui organise des maraudes de distribution pour les plus démunis de l’île. »
[ndlr : comprendre le néocolonialisme dans la filière cacao]
Mr Mondialisation : Qu’est-ce qui vous rend le plus fier aujourd’hui chez Grain de Sail ?
Stefan Gallard : « Nous avons 90 salariés, à la fois terrestres et marins, avec une exposition qui dépasse nos humbles origines du Finistère. C’est une entreprise au projet ambitieux et qui est aussi vertueuse que viable, avec un potentiel de développement important qui peut réellement changer la donne du commerce international. »
– Maureen Damman
Source image d’en-tête : avec toutes autorisations ©Grain de Sail
